Oëtre, ou ne pas être.

Je suis revenue au village, avec fatalité et espoir. Passé soixante-dix ans, le temps m’entraînait comme un courant rapide. Saint Philibert n’avait guère changé, mais quelque chose en moi était prêt à renaître. Je ne cherchais pas à fuir. Plutôt à m’abandonner à quelque chose qui, depuis longtemps, sourdait en moi, indéfinissable. Une partie que j’avais laissée en suspens, en alerte, sans vraiment comprendre pourquoi.

Les gorges, là où la Rouvre serpente avec une inépuisable obstination, imposaient leurs découpes sauvages et primitives. Le minéral s’élançait vers les nuages avec la même rudesse qu’autrefois, et, en observant les à-pics, je sentais que mon âme elle aussi, malgré la vie, se cambrait encore avec fougue. La roche nue, avec ses fissures et ses fractures, résonnait en moi comme les cicatrices d’une femme marquée, mais toujours debout. Le corps change, bien sûr, mais il se déploie aussi d’une manière nouvelle, tout comme la terre elle-même s’adapte aux mouvements invisibles qui la façonnent.


Dès que je le pouvais, je m’évadais. La marche pousse à aller vers autre chose. Un ailleurs qui tient de la découverte, du pittoresque et de la méditation. Les sentiers que je parcourais, s’enfonçaient dans les bois, comme des veines de sève sous une écorce ancienne. Cette nature retrouvée me préservait, douce et indomptable. Le clapotis de la rivière, en contrebas, n’était jamais loin ; un battement régulier, profond, en résonance avec mon propre souffle. L’eau courait librement, sans hâte, creusant son chemin de patience dans la roche. Comme elle, j’avais suivi mon cours, sans urgence, érodant ma vie jour après jour.

Ce soir-là, ma balade s’achevait en s’agrippant aux lambeaux de lumière de fin d’après-midi. Parvenue sur la crête, je longeais le bord du précipice. Le promontoire offrait une vue toujours inouïe sur l’abîme. Le vertige s’engouffrait dans mes cheveux. Chaque rafale de vent ravivait mon instinct de ne pas craindre le vide. C’est là, sur un chemin détourné, que je l’ai rencontrée. Edna. Elle se tenait un peu plus loin, immobile, absorbée par le paysage, comme si elle appartenait à cet endroit, à cette lumière dorée qui effleurait la cime des plus hauts arbres.

Je n’aurais pas su dire son âge. Sa silhouette évoquait l’intemporel, une force tranquille qui contrastait avec la fragilité apparente de son corps. En m’approchant, je discernais son visage que le temps froissait à peine, tels les draps d’un lit où l’on s’est juste assoupie sans le défaire. Ses yeux brillaient d’une lueur intense. Un éclat qui semblait naître des profondeurs mêmes de la nature environnante. Il y avait dans sa posture une tranquillité rare, une présence apaisante, granitique. Je l’abordais.

Nous avons échangé quelques mots, d’abord sur la beauté du lieu, sur cette lumière changeante partagée en silence. Une conversation plus profonde s’est ensuite tissée entre nous, comme ces rus discrets qui gagnent sans bruit la rivière. Edna, comme moi, avait trouvé refuge dans ce coin perdu de Normandie, attirée par les charmes secrets de ces paysages, qui révèlent quelque chose d’enfoui en nous.

Je me suis laissé porter par cette proximité naissante, par cette complicité discrète qui s’installait entre nous. Au fil du temps, nous avons pris nos habitudes. Les jours passaient, et nous nous retrouvions sans vraiment planifier, d’instinct. C’était comme si la terre elle-même nous guidait l’une vers l’autre, comme si nos chemins prédestinaient à se croiser sur ces sentiers terreux, dans cet entrelac de bosquets, au bord de ces ravins, qui nous appelaient sans cesse à regarder plus loin, plus profondément.

Les paysages que nous traversions reflétaient étrangement nos conversations. Les horizons éveillaient en nous des souvenirs enfouis, des espoirs que nous n’avions jamais formulés. Il y avait une fluidité dans nos échanges, comme le flux qui glisse doucement sur les pierres, imprévisible et pourtant constant. Chaque mot, chaque regard partagé creusait en moi un chemin exaltant, révélant des émotions que je pensais avoir oubliées, ou simplement abandonnées. Sous les frondaisons denses, dans la lumière tamisée du bocage, je me sentais à nouveau jeune, entière, éveillée.

Edna parlait peu de son passé, et je n’en disais pas davantage du mien. Ce n’était pas nécessaire. Nous étions là, dans cet instant suspendu, comme deux êtres en osmose avec la nature environnante. La sensualité de cet air saturé des parfums humides de la terre et des sous-bois, s’immisçait dans nos échanges. Un bruissement de feuilles, le frôlement du vent sur ma peau… tout prenait une nouvelle signification. Les caresses de la nature se mêlaient aux silences que nous partagions, aux gestes légers, aux sourires esquissés.

Un jour, notre fatigue s’est assise au bord de la rivière. Un petit renfoncement discret, agencé de grosses pierres et de graminées. Tout respirait le calme et le délassement. Côte à côte, nous avons plongé nos pieds nus dans l’eau fraîche et paisible de cette alcôve, fermé nos yeux, et offert nos visages à la douceur du soleil. Je la sentais près de moi, percevais sa respiration éthérée qui se synchronisait avec la mienne. Nous ne faisions qu’une. Et dans l’aveuglement de l’instant, j’ai senti sa main, prendre la mienne avec une tendresse infinie. Je n’ai rien dit. Sans lever nos paupières, nous nous sommes blotties l’une contre l’autre, en communiant nos sens. Pour moi, la fin de la longue hibernation de ce qui relevait, dans ma jeunesse, d’un sensuel feu follet. Puis, sans rien décider, simultanément, nous avons rouverts nos yeux, comme pour partager avec le monde, ce délicieux moment volé à nos histoires. Chacune scrutait un lointain qui, par le rebond sur une cime, une crête, un nuage, se reflétait en nous, dans nos esprits, nos cœurs et nos entrailles. Pour savourer l’instant ou redoutant une amertume coupable, nous n’osions croiser nos regards. Dans le silence d’une nature grouillante de sons de toutes parts, nos yeux vagabondaient sur ce décor de pierre et d’eau. Et puis, soudain, en mirant l’onde calme, dans le reflet, j’ai vu qu’elle me fixait. L’échange muet dura ; troublant, intense. Au creux de nos failles, la rivière racontait pour nous, le flot de nos émotions, et de nos sentiments en cascades. Plus haut, surplombant la gorge, un couple heureux de buses virevoltait.

Nous n’avons jamais parlé de ce moment par la suite, ni de ce que nous avions ressenti. Il n’était pas nécessaire de le dire à haute voix.

Depuis, Edna et moi continuons à marcher ensemble. Il n’y a pas de promesse, pas de futur à dessiner. Juste ce présent que nous habitons pleinement, chaque pas résonne avec la terre sous nos pieds, chaque souffle avec la brise qui nous caresse. Le temps, à Saint-Philibert, semble couler différemment, comme si les gorges, avec leurs ravins et leurs falaises, se jouaient des horloges humaines. En compagnie d’Edna, je n’ai plus l’impression de le fuir ou de le combattre.

Peut-être que le plus grand secret réside là, dans cet espace entre la roche et le ciel, entre la terre et l’eau, où la vie, toujours, trouve son chemin.

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