Viatique antique

« Bienvenue dans ma petite boutique ! Vous avez fini par la trouver. Il faut déjà la dégotter, dans le dédale de ce cerveau historique. Aller. Entrez, entrez. Je vous laisse musarder, au gré des étagères qui regorgent de trouvailles ; et ne vous inquiétez pas. Je viendrais en cas de besoin. Je suis votre âme. »

C’est à ça qu’elle ressemble, mon âme ? Et la vôtre ? C’est vrai qu’on la sent parfois s’agiter, mais voir son visage, reste peut-être le privilège des derniers instants. Pourtant, elle vient de disparaître, discrète, derrière le rideau de l’arrière-boutique. Un petit cervelet bien agencé, avec de quoi se préparer quelques en-cas, ou piquer un petit roupillon. Un petit écran bleuté reste en veille, sur ce qui se passe au-delà.

Resté seul dans la brocante, j’hésite à prendre une direction dans ce capharnaüm. Ça me rappelle… Ça me rappelle… Bah ! Je ne m’en souviens plus.

« Vous avez besoin d’un conseil ? » L’âme vient de surgir à mon côté.

« Je ne sais pas par où commencer, tant il y a d’objets et de salles. »

« Je vois. Comme lorsque vous vous êtes perdu en forêt ? »

« Oui, c’est ça ! À Vigezzo. J’avais 6 ans. Je me suis retrouvé seul, après avoir suivi le chien qui s’était enfui. J’entendais bien les appels lointains de mes parents, mais entre les bosquets, les taillis, les sentiers de renards, et la multitude des grands arbres, je ne savais plus où aller. »

« Et comment vous en êtes-vous sorti ? »

« Ça a duré longtemps. J’ai beaucoup pleuré ; je me souviens. Et puis j’ai aperçu un geai qui chantait, tout heureux sur sa branche. Ça m’a donné confiance. Quand il s’est envolé, je l’ai suivi. Vous ne le croirez peut-être pas, mais il m’a montré le chemin. Et j’ai plongé dans les bras de ma maman, à me noyer dans son insondable océan d’amour. »

Un ange passe dans un silence duveteux. Puis mon hôte tend le bras. « Je vous laisse continuer la visite. Et si j’étais vous, je prendrais la direction de ce vieux coucou de Forêt-Noire. » Et pile, la petite bestiole de bois se met justement à jaillir.

Le son du carillon rythme les déploiements répétés de son ressort. Un tintement à la fois mécanique, mais si bienveillant. J’aurais voulu qu’il ne s’arrête jamais. Mais à 4 heures de l’après-midi, c’est 4 cloches. Pas plus. L’horlogerie, c’est la précision ! Je n’en ai que faire.

Je m’approche de la kuckucksuhr ciselée. Puis, ayant pris soin que personne ne me regarde, fais tourner les aiguilles de l’index. Et de nouveau, le coucou se met à scander l’heure, que je lui impose.

« Mais que faites-vous là malheureux ?» L’âme troublée est de nouveau ressortie de son gourbi, un peu contrariée. « Vous ne pouvez pas changer le temps comme ça ? »

« Pardon…C’est… C’est… Vous savez il y a des choses comme ça, qui ne s’expliquent pas. Je n’ai pas pu résister à le réécouter. Je ne sais pas pourquoi. Ça doit m’évoquer, je ne sais quoi. »

« Quelque chose d’agréable plutôt, j’imagine ? »

« Attendez, attendez… C’est un truc de l’adolescence, j’en suis sûr. Je l’ai déjà entendu à Novara. C’est là qu’on habitait dans ces années-là. »

« Tâchez de vous remémorer, bon sang. Faites un effort. » L’âme semble pressante et un brin vexée. Après réflexion, je me dis que, pour une vielle âme, les années de jeunesse en constitue forcément le cœur.

Comme mon souvenir reste ballant sur le quai de l’exactitude, la boutiquière prend les choses en main : « Je vais vous aider. Voyons, pensez à des instants doucereux… Vos copains… Vos copines… Votre amour secret… Les cours… Et surtout la fin des cours… »

« Oh, mais oui. Mais ça y est ! C’était la sonnerie du lycée ! Oh, merci, merci, merci. Oui, c’était le signal pour la rejoindre. Nous ne vivions que pour la fin du cours. Ces battements semblaient s’aligner sur ceux de nos cœurs, avec la promesse de nous libérer chacun de nos entraves, pour nous fondre en une communion absolue et toute romantique, de nos corps. »

« Une communion des âmes aussi… » ajoute-t-elle avec un rictus genré. Puis elle me laisse seul, à savourer le moelleux souvenir nimbé du sucre glace qu’est la jeunesse.

Par association d’idées, mon regard se pose au loin, sur une bonbonnière africaine. Ma grand-mère en avait une, sur son bahut de bois de fer. Ils avaient fait les colonies, comme on disait à l’époque, et en avait rapporté toutes sortes d’objets exotiques. Cette boite en bois sculpté racontait, sur son pourtour, des histoires de village. Mais le vrai voyage était moins exotique. Il suffisait d’attendre d’en avoir la permission, pour dévisser le couvercle, et y glisser nos menottes. La confiserie était bien banale, mais sa saveur frôlait toujours l’exceptionnel. Même vide l’odeur persistait, tant le bois en était imprégné.

J’espère retrouver cette exhalation, en ouvrant la boite du magasin. Mais rien ne transpire, que la frustration de perte irrémédiable de ce parfum enivrant de l’enfance.

Un bruit de porte me ramène à la réalité. Un vieil homme vient de pénétrer dans le magasin d’antiquités. Il semble perdu, comme je l’avais été.

Il me rappelle quelqu’un que j’ai déjà vu. Où nous sommes-nous croisés ? Le visage semble familier. Cette allure voûtée, cette calvitie, ces jambes légèrement arquées… En cet instant précis, je pense que l’âme viendra me secourir à nouveau, pour ressusciter des souvenirs encore enfouis. Mais elle ne vient pas. Que fait-elle ? Elle m’avait dit qu’en cas de besoin, elle serait là.

Impatient je m’approche alors du rideau du fond, et me glisse dans l’arrière-boutique déserte, elle aussi. La seule trace de vie est cet écran de caméra de surveillance qui capte mon attention. Elle est braquée, fixe, sur le seuil. Je regarde bêtement un long moment. Et d’un coup, je reconnais ce vieil homme… Cette silhouette. Cette allure plus que familière : C’est la mienne ! Comment est-ce possible ? Comment puis-je me trouver simultanément dans ces deux endroits ? Pincez-moi ! Je rêve ou quoi ?

Soudain, fauché dans ma stupéfaction fatale, l’âme tapote mon épaule, rapproche son visage blafard, porte sa bouche à mon oreille, et me susurre sereinement :

« Il est temps de partir maintenant. »

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