Chapitre I : « Nous débarquons. »
« Nous y sommes !»
Ces mots s’ouvraient comme le porche d’un jardin d’excitation et de solennité. L’anse se devinait au lointain. Encore quelques risées, et l’étrave de la goélette s’immobiliserait dans la baie. Notre quête abordait son étape la plus concrète ; la plus périlleuse. En bons défricheurs de l’impossible, la peur n’existait pas. L’enjeu nous dépassait, et surpassait notre insignifiance.
Les temps avaient changé, depuis la destruction des derniers spécimens. Et le jour de l’autodafé numérique, la plupart des nations avaient compris, que plus rien ne serait comme avant.
Le Maître avait regagné sa cabine. Passé son annonce, il n’avait pas jugé bon d’en dire plus. Tous avions compris qu’il fallait nous préparer à débarquer. Je quittais le pont, telle une bille de flipper, me heurtant de mâts en bastingages, et m’engouffrais dans la béance de la première écoutille venue. J’avais pris sur moi pour cette traversée. Je n’aimais la mer que nue ; l’estran découvert par la marée, sur d’impudiques fonds marins. Un mois de bateau avait suffi à maîtriser mon mal de mer. Les miens me manquaient. Je ne les reverrais peut-être plus. Mais le moment n’était pas propice à divaguer sur l’océan de l’affect. Nous devions réussir cette mission. JE devais accomplir cette mission.
« Votre matériel est déjà dans le canot. » L’homme nous désignait l’esquif qui nous mènerait à terre.
Les rameurs nous déposèrent tous les quatre sur le sable. Nous sommes restés plantés là quelques minutes à savourer l’absence de tangage. Puis la chaleur qui nous grillait l’épiderme, nous fit déguerpir à l’ombre des arbres. Nos pas hâtifs étaient encombrés de tout notre barda de cages, de pièges et de campement. De vrais explorateurs.
Après un point rapide de la situation, le Maître décréta que pour l’heure, le mieux était de préparer la nuit. La chaloupe s’éloigna, puis la mer l’engloutit à nos regards.
- « Nous voilà seuls maintenant. Seuls, et responsables de notre destinée. »
Pierre parlait peu, mais savait toujours résumer les choses. Le Maître ne se priva pas d’apporter encore plus de pression, en complétant le propos :
- « Mais aussi de la destinée du monde. »
C’est avec ce poids sur nos pensées que nous sombrâmes au fond de nos hamacs.
J’ai le vague souvenir de m’être réveillé au cœur de la nuit ventée d’alizés, et, entre le balancement des palmes argentées, avoir aperçu mon premier. Il planait, lentement dans le vent, déployant sous la lune ses grandes ailes de peau tannée. Je n’ai jamais su si ma vision était réelle ou inspirée de mon sommeil.
Chapitre II : « L’espoir fait survivre. »
Ce premier matin nous roda au partage des tâches : le café m’appartenait, le pointage du matériel nécessaire, était la mission de Pierre, et Norma préparait itinéraire et zones de recherche. Le Maître buvait son café, dans une lenteur qui laissait percevoir la profondeur de ses réflexions.
Mon équipement se limitait à un filet et deux cages ; une grande et une plus petite. Une gourde et une paire de jumelles complétaient le tout. Nous progressions par binôme, dans cet environnement tissé de végétaux en tous genres. Nous suivions avec méthode le plan de ratissage qui devait, à terme, nous garantir qu’aucun recoin de cette jungle ne resterait hors de notre repérage. Jusqu’à midi, la traque s’avéra vaine. Le repas fut bavard, chacun y allant des causes de son échec, imputées tantôt aux conditions, tantôt à la méthode choisie. Mais jamais ne fut remis en cause la présence de ce que nous étions venu chercher sur cette île perdue du « troisième hémisphère ». La seule présence du Maître à cette expédition l’attestait.
- « Cherchez, et vous trouverez » nous intima-t-il. Et il ajouta un brin ironique « Et bonne après-midi. »
Le reste de la journée resta infructueux… Jusqu’aux cris de Norma. Nous avions rappliqué avec Pierre, abandonnant notre matériel. Arrivés sur le lieu de l’alerte, Norma était seule sur un petit promontoire difficilement accessible.
- « Il l’a suivi. Par-là », nous lança-t-elle en désignant le passage de verdure par lequel le Maître s’était engouffré. Nous décidions de le rejoindre. Une fois regroupés, Pierre lâcha, tout excité :
- « Vous en avez vu un alors ? »
- « Davantage », répondit le sage, en écartant de ses bras un rideau de lianes, sur une large caldeira, lovée au creux d’abruptes falaises.
Nous ne savions que dire. Le spectacle allait au-delà de ce que nous avions pu imaginer.
Chapitre III : « La découverte. »
Dans les prairies que nous foulions, nos pas dérangeaient de paisibles troupeaux de livres de poche. Certains, marsupiaux, laissaient apparaître sous leur couverture, la tête juvénile d’un livre de littérature jeunesse.
Une horde d’ouvrages de la Pléiade se tenait alignée sur un petit monticule, et dominait ce monde immuable. Leur cuir épais brillait au soleil, et dissuadait de lourds dictionnaires illustrés de venir les rejoindre. Ces mastodontes placides n’insistaient pas ; poursuivaient leur errance, en semant derrière eux des traces en forme de définitions.
Au loin, d’éthérés livres cousus de fils blancs, s’abandonnaient à la brise qui soufflait dans leurs crinières immaculées.
Dans le ciel, plus haut, des romans étrangers, en pleine migration, nous survolaient en formations serrées.
Près d’un petit lac, et dans les premiers flots, des bluettes à l’eau de rose se nourrissaient de petits crustacés. Sur les berges, des romans de gare trompaient leur longue attente, en se dorant sur tranche.
Où que nous regardions, cette nature préservée livrait de nouvelles richesses. Toutes ces espèces disparues de nos mondes, qui étaient restées là, vivantes, loin des espaces de digitalisation, qui nous avaient dissous. Il s’agissait probablement des derniers spécimens. Nous ne pouvions être plus heureux.
Il fallait maintenant en prélever certains, pour les rapporter au terme de notre expédition. Tout en préservant cet Eden secret, et ses délicats équilibres. Nous nous mîmes en chasse.
Chapitre IV : « Les cales pleines. »
Deux jours furent suffisants, pour capturer le quota que nous nous étions fixé. Quelques péripéties me reviennent en mémoire.
Je me souviens de ce vieil incunable. Je l’avais aperçu au creux d’une excavation. Et dans la pénombre, en se débattant, je vis briller ses délicates enluminures, quand mes mains le saisirent. Il y eut aussi ce recueil de nouvelles, qui explosa en mille petits papillons de textes, quand je m’en étais approché. Mon filet put en attraper quelques-uns. Une pensée aussi, pour ce buzzati corné, qui vint, curieux, à ma rencontre. Je devais être le premier lecteur qu’il vit.
Une fois sur le bateau, notre cargaison rangée avec méthode, sur des étagères de fond de cale, nous appareillâmes. Le poids du chargement nous permit de garder le gîte, dans quelques tempêtes. Dans les moments calmes, le Maître sortait de sa cabine pour deviser avec nous. Nous réfléchissions à la façon dont nous ferions profiter le monde, de toutes ces créatures oubliées. Comment les réintroduire dans un biotope hostile, et les protéger des prédations de tous ordres ? La société était-elle prête à accepter cette nouvelle cohabitation ? Il faudrait certainement ré-enseigner la lecture, réapprendre à respecter ces objets au maniement délicat. Leur permettre de se reproduire, en des parcs naturels où coule l’encre pure, et fleurissent les fleurs de vélin.
Au soir du dernier jour de traversée, nos pensées s’évanouirent dans le soir paisible. Dans le cœur de la coque, préservées de l’humidité et de la lumière, les pages s’agitaient une dernière fois, avant de se refermer pour l’ultime nuit. Le lendemain, à l’approche du continent, la fébrilité nous envahit. Avions-nous eu raison d’agir ainsi ? Notre conviction forgeait un droit nouveau, mais que restait-il de ce monde merveilleux et inviolé après notre passage ?
Chapitre V: « We had dreams.»
La quête nous avait comblés. Nourris de cette expérience incroyable, rien ne serait plus comme avant. Quelques mois s’étaient écoulés. Nous avions pu mener la quête jusqu’à son terme, et l’humanité côtoyait de nouveau, des livres bien réels, que tout un chacun pouvait saisir et apprivoiser, en de longs instants de lectures intimes.
Le Maître prit ses distances avec nous, pour aller méditer avec des recueils de poésie. Je revois souvent Norma et Pierre, pour des séances d’écriture amicales, guidées par l’envie de faire éclore de nouvelles histoires ou réflexions. La naissance d’un livre reste toujours une émotion.
Nous sommes fiers de tout cela. Fiers de ces soirs inespérés. Ceux où la lune est chaude. Ceux où le vent saturé de polluants, se laisse pénétrer d’une traînée d’oxygène. Et que du loin, dans l’horizon des immeubles qui s’assombrissent, pointe la silhouette gracile d’un petit livre à la frêle couverture.
Il viendra tournoyer un moment, repérera une fenêtre ouverte sur la suffocation d’un appartement, s’y engouffrera en voletant malhabile, et viendra se poser sur le chevet d’un petit garçon, qui trouvera, à son réveil, un livre d’histoires naïves. Elles guideront ses rêves d’expéditions imaginaires.
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