Dicolocus

En des temps reculés, trois lettres s’associèrent un jour. Peut-être était-ce dans la bouche d’un enfant. Une bilabiale toute simple, pour me donner naissance. Cette rusticité force mon destin. Je suis du quotidien. Mais j’ai mes lettres de noblesse. Je vais vous raconter.

Dans nos dico-univers, les hiérarchies évoluent sans cesse. Un mot chargé de sens peut disparaître des langages. Un autre, vénéré en un temps, peut subir opprobre et exclusion. On nous fait dire parfois, ce que nous ne signifions pas. Je n’ai jamais appartenu à la noblesse du vocabulaire. C’est ainsi que l’on se désigne entre nous. Un noble montre, de celui qui le prononce, la pensée existentielle. Ces pensées visionnaires qui élèvent l’âme, et en disent long sur la condition humaine. Je n’ai rien de la puissance d’un terme comme « algorithme ». Les modes ont peu de prise sur moi. Je ne suis pas né des trente glorieuses, de la hightech ou des nécessités écologiques. Mon âge se perd dans les premières nécessités des hominidés, rassemblés autour d’un feu précaire. L’évolution de votre espèce, en vous civilisant, créa de nouveaux objets et conçu de nouvelles idées. C’est dans ce creuset que vous m’avez façonné.

Depuis, je vis ma vie. À vos côtés, dans vos maisons. Mon humilité me rend souvent nécessaire. Vous m’extrayez de vos piles, pour vous aider à toutes les sortes de choses bien utiles. C’est bon de vous rendre service, à vous les humains, comme à vos animaux. Car, même si ces derniers ne me nomment pas, ils me repèrent vite comme une source d’opportunité. Je crois qu’ils m’affectionnent.

Ma patrie se révèle de la terre de tous les continents. En Asie, je reste pour les Occidentaux, le symbole suranné d’une dose de céréale ; le viatique de milliards d’individus. Ma force d’évocation m’a doté de ce pouvoir de représentation malgré moi. Vous êtes allés jusqu’à me déifier, ou presque. M’associer aux derniers jours tragiques d’un prophète. Vous m’avez renommé pour cette renommée. Certains, preux, m’ont recherché dans leurs sanctuaires, et ont guerroyé pour moi. Combien d’hommes et de femmes ont versé leur sang en mon nom. J’ai mal de cette folie ; de cette déraison.

Mais parfois Dieu, et parfois orifice, je suis l’anus-déi.

Vous avez aussi fait de moi, le mot le plus avilissant. Dans les faubourgs crasseux de vos villes noires de fumée, des michetons éméchés s’insultaient en m’argotisant. Dans une grande tradition licencieuse, ils avaient fait de moi le fondement de votre ultime digestion.

Cela ne revêt nulle insanité. Qui serais-je pour m’offusquer de désigner vos fesses ? Surtout que cela vous porte chance. Votre destin tourne mal quand je ne suis pas là. J’aime vos expressions. Vous avez cette faculté néologique de me créer de nouveaux compagnons. D’ailleurs, il serait temps de me trouver deux nouveaux acolytes. Je parle en mon nom, et en celui de mes deux homonymes. (Je vous en parlerais plus tard, si vous le voulez bien.)

Oui, dans un vieux Larousse universel, cela fait un moment que les deux mots qui m’escortent sentent la désuétude et l’oubli. Avant nous, il y a un auteur norvégien. Mais qui se souvient aujourd’hui du roman « la puissance du mensonge » ? Pauvre Johan ! Seule, une IA* pourrait peut-être lancer ses calculs, dans une telle archéologie sémantique.

Celui qui nous suit est adjectif. Il n’a que l’élégance de son propre nom commun, et doit lui faire allégeance. Il nous fait voyager et nous parle d’Arménie, d’or, de sanguine, de mine de plomb, d’huile d’olive, et de graisse de mouton. C’est une recette de potier gastronome à lui tout seul. Mais lui aussi ne sert plus qu’aux ethnographes. Alors je vous en conjure, inventez-moi des mots, pour que je puisse faire de nouvelles connaissances, dans cette mots-dite page de lexique.

Il y a un autre aspect de mon acception, qui mérite d’être partagée avec vous, lectrices et lecteurs. Une face cachée de ce que vous avez fait de moi. Il faut être vaillant pour le découvrir. Car, quand tant d’autres se recroquevillent dans le confinement de leur soirée douillette, des femmes et des hommes de bien, partent à la rencontre, de ceux qui sortent de l’ombre de leurs cartons. La nuit est froide et sera glaciale. Une camionnette viendra stationner, sur une placette soustraite aux regards des passants évaporés. Le haillon arrière s’ouvrira alors, sur des mets de charité et de chaleur. Une petite troupe d’indigents sortira de nulle part, en titubant d’engelures et d’alcool. Des mains de générosité, leur offriront de quoi survivre à cet hiver sans cœur. Et moi, je serais là. Je leur passerais l’ardeur fumante de ces âmes en maraude. Quand je vous disais, que vous me faisiez jouer des rôles inouïs. J’en suis fort aise, et m’en accommode, même si parfois, les situations ne présentent que peu de gloire.

Tenez, chez le coiffeur de Rodney Street, par exemple. Sans moi, les quatre hipsters liverpuldiens n’auraient jamais suscité autant l’attention et le scandale. Je leur ai permis de faire de leur image, une icône de rupture pour la société bien-pensante des sixties. J’en suis encore tout retourné. C’est que je suis émotif, vous savez.

Quand je fais le bilan avec vous, je m’aperçois que, pour un petit mot insignifiant de trois lettres, j’en ai réalisé des exploits. Sur tous les fronts, comme en Grande-Bretagne, ou avec ma corolle bleutée, en baptiseur de Petite Bretagne.

De ces aventures, certaines étaient, et restent sportives. Les moins indulgents d’entre vous pourraient me tirer les oreilles, si je ne disais pas la vérité. Vous pouvez me croire, quand je vous dis que des milliers de personnes viennent me voir, pour certaines compétitions. Dire, partout dans le monde, serait inexact. En France, c’est sûr. Les gens de cuir aiment à fréquenter la Sarthe, où je reviens chaque année les saluer, comme ils le font quand ils se croisent. Mais là où je réunis le plus de public, c’est au nouveau monde ; aux USA. La finale que j’abrite rassemble tous les Américains moyens. C’est leur sport national que de dévorer du pop-corn, en écoutant, à la mi-temps, vociférer les stars du showbiz mondial. Ils font les choses en grand. Alors je suis grand aussi. Ils m’ont même qualifié de « super », tant l’événement est planétaire. Mais il me faut rester humble. Surtout que dans certaines situations, je ne suis plus très affriolant.

Car j’ai aussi un lien plus morbide avec votre humanité. Ce n’est pas très ragoûtant d’en parler, mais puisque vous voulez tout connaître de ma vie, parlons de la mort…

* IA : Intelligence Artificielle

Savez-vous que c’est grâce à moi que les légistes, dans certaines affaires sanglantes, arrivent à confondre des suspects ? Ils m’extirpent, me dissèquent, analysent ce que j’ai dans le ventre, pour en déduire les dernières heures conviviales du défunt. Avec les informations que je leur livre, ils sont parfois même capables de connaître l’heure fatale de trépas, du corps qui m’héberge. Mais quittons cette morgue et le macabre de ses images. Il est temps d’ouvrir une fenêtre, et de respirer l’air pur à pleins poumons. Vous m’aimez aussi, pour cette capacité à apporter une ration d’atmosphère purifiée de ses particules fines.

Et puis, il y a d’autres moments de complicité que nous partageons. On m’invoque ainsi, quand « une coupe est pleine ». Lorsque vous ne supportez plus une situation. Quand vous dites « stop ». Je suis l’antidote de vos burn-outs. C’est de là que tout peut changer. Dans ce veto, je porte l’espoir. Celui d’une orientation, ou d’une vie nouvelle. De vos contemporains ont quitté la ville, pour fonder une famille, avec des caprins de montagne. D’autres ont tout bonnement tout vendu, et sont partis sillonner les mers. Je suis comme le récipient de vos frustrations. Je vous libère de vos chaînes, quand vos entraves vous mènent à l’impasse. Mais bon. Je ne suis quand même pas un super-héros. Juste un mot. Un petit mot de trois lettres, rangé dans le placard de votre esprit.

Vous m’embrassez. Oui, oui. Nous échangeons souvent des baisers sirupeux. D’aucuns me triturent d’abord de l’intérieur, puis prélève méthodiquement de mes entrailles fumantes. Mais au final, ils feront comme d’autres plus directs et moins timorés. Vous portez vos lèvres vers moi. Je viens à leur rencontre. Et nos fluides goulus se mêlent en une volupté rassérénée. J’aime cette intimité du matin ou du soir. L’hiver, ah, l’hiver ! Que c’est bon de se réchauffer mutuellement.

Je vous avais promis de reparler de mes deux collègues. Même son, même graphie, mais nous sommes de faux-jumeaux. On a la chance d’être bien placés sinon. Dans les premières pages ; celles que l’on feuillette en premier, avant de se lasser, et de refermer la lecture. Je ne vais pas m’étendre sur eux deux, car, eux aussi, sont d’un sens spécialisé, et fort peu usité. Il risque de ne rester que moi, lors d’une prochaine mise à jour, des verts et vieux messieurs de la Coupole. Nous, les mots, nous savons bien que notre destinée est de disparaître un jour. Cela se fait dans les paroles, puis dans les écrits. C’est ainsi. Parfois, nous avons la chance de nous adapter aux temps et aux mœurs. Nous pouvons renaître. C’est une faculté que nous ne maîtrisons pas. Cela dépend de vous, ou plus exactement de vos générations à venir.

Si vous ne m’avez pas encore identifié, voici un dernier indice. Je suis joueur, vous savez.

Lorsque vous me lirez, regardez bien : mes trois lettres formeront comme un couvert dressé. Mes deux consonnes s’allongeront de part et d’autre, de l’auréole de ma voyelle. Mais chut ; pas un mot.

Voilà, vous savez tout. Nous arrivons maintenant à la fin du récit de mes péripéties. Et au final, mon voyage s’est fait à vos côtés, en vous accompagnant, tout au long de votre histoire.

Vous savez dès lors qui je suis. Je ne suis qu’un mot ; un simple petit mot de trois lettres. Il paraît, que nous sommes plus de six cents, dans votre langue. Je ne suis rien, et je suis tout en même temps.

En prenant un peu de recul, vous verrez que je concentre en moi, tout ce qui fait votre monde et votre humanité. Les quatre éléments d’abord : je suis de terre, je contiens air et eau, je suis au cœur du feu. Les sentiments et les émotions ensuite : charité, orgueil, bienveillance et violence, humilité et sacré… Mais il me manque encore une chose que vous possédez, et qui me fait défaut. Une manifestation animale et mystique, qui rapproche et perpétue les espèces.

Alors, faites-moi ce plaisir secret. La prochaine fois que vous écrirez le mot « amour », dessinez son « o », à mon image, ronde et apaisante : celle d’un bol ; d’un simple bol.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*