Granelli di nostalgia

L’air marin s’invite ce matin par la fenêtre de mon cabanon. Il fera beau aujourd’hui. Il fait toujours beau à Cesenatico. Dans la pièce, je reste assis, indécis, face au réchaud crasseux. Je regarde ce sac de jute poussiéreux posé là. Dans l’exiguïté de ce baraquement de plage, il semble occuper tout l’espace. De grosses capitales tamponnées, indiquent sur sa rotondité que ce sac a voyagé. « CAFE- VATOVANY- RAMANANDRA Export ». Ce sac à 80 ans. Jamais ouvert, je ne donne pas cher de la qualité des 60 kilos de grains qu’il contient. Et pourtant, en y repensant, il m’a offert un souvenir des plus savouramer de ma vie.

Mon oncle Renzo et ma tante Alda ont fait les colonies, comme il était coutume de le dire. Une famille de l’Aeronautica Militare. Ils en ont rapporté de nombreux meubles et objets exotiques, qui ont pris un peu de valeur avec le temps. Aujourd’hui, c’est moi qui me suis chargé de gérer ce bric-à-brac de statuettes, œufs d’autruche et autres poignard Touareg. Dans leur grenier, tout a été vidé à la hâte pour libérer la maison en vente. Une remorque en en emporté une partie ici, dans leur pied-à-terre de Cesenatico. Et parmi toutes ces affaires, il y avait ce sac. Ce sac de 60 kilos de vieux café de Madagascar.

Depuis, je l’avais totalement oublié. Mais séjournant ce week-end sur la côte, en rangeant mes affaires, je suis retombé dessus. Comment ne pas ne pas le voir. Il trône sans rangement au milieu de la pièce, vaguement proche de l’espace repas. Personne n’a pris soin de le déplacer. Et pour cause. Trop lourd. La toile dégage une odeur peu agréable de vieux vêtements oubliés.

N’y tenant plus, j’en cisaille un coin avec un cutter providentiel ; une curieuse incision dans le temps. Et pour ne rien en perdre des effluves libérés, je rapproche mon visage de l’ouverture, pour en humer les fragrances. Le voyage est immédiat. Mais point d’odeur d’expresso. Le café vert ne sent pas le café. Ce qui me parvenait aux narines, tendait plutôt du « vieux », de la poussière, du confinement. L’odeur d’un vieux parquet sec. Les graines referment tout dans leur coque, en rétractant l’environnement dans le microcosme de leur germination à venir. J’écarte alors la béance, et plonge ma main dans les abysses. Toutes les petites billes, s’égrènent sous mes doigts, en un massage subtil, rond et fin.

Pour l’heure, je me pris à rêvasser sur son histoire, sa provenance. Le sac me faisait voyager dans les replis du temps. Je me demandais ce qui avait pu motiver mon oncle à négocier aux antipodes, l’achat de cette denrée, qui, pourtant, n’était pas rare en Europe à l’époque. Était-ce le goût de faire une bonne affaire ? Le revendre au retour ? Une opportunité soudaine, un jour de permission, lors de la visite impromptue d’une plantation ? Faire plaisir à un planteur ami ? Ou simplement se délecter par anticipation, d’un bon breuvage d’exotisme, une fois rentrés à la maison ? Les connaissant, je pense qu’ils avaient ramené ces kilos de café, pour pouvoir plus tard, mieux qu’un objet, se rapprocher de l’humeur des colonies, en partageant, avec leurs connaissances bourgeoises, le délicat plaisir de savourer un nectar aux arômes de nostalgie et de contrées lointaines. Je les voyais déjà sortir le service de porcelaine dans leur salon feutrée, fumer sur la terrasse, et entre deux gorgées de cette boisson noire, commenter l’Afrique avec la nostalgie des conquérants exilés. Il semble que la vie en ait décidé d’autrement. Car ce café vert ne fut jamais torréfié. Peut-être que le temps passant, ce barda de colon avait dû céder sa place à d’autres priorités. Il y avait ainsi, beaucoup plus que du café dans ce sac. Un destin dont les arcanes resteraient à jamais perdus, dans les limbes de l‘hémisphère sud.

Dans le creux de ma paume, une dizaine de ses graines vert amande, s’exposent enfin au soleil, au terme de décennies d’obscurité. Bien sûr, je n’attendais pas d’elles qu’elles germent spontanément, mais je me disais que dans la caresse de l’air frais de la côte, elles allaient peut-être se gonfler un peu d’embruns, et reprendre des couleurs plus corsées que leur vert pâlichon. Rien de probant. La question était maintenant de savoir quoi faire de ce sac ? Et une autre interrogation arriva de concert : était-il encore bon ? Était-ce du Robusta, de l’Arabica, ou encore une variété que je ne connaissais ? Je ne suis pas spécialiste du café. J’aime le déguster, comme ça, seul en terrasse, ou sur une table familiale en vacances avec la famille. Ou encore chez de vieilles connaissances avec qui l’on devise inutilement. Mais mes compétences s’arrêtent là ; au sucre qui se noie en un sombre syphon.

Avec un dernier effort, je chargeais le sac dans mon coffre, et repris le volant pour la ville. A Rimini, il me fut facile de trouver un torréfacteur. Chez Luigi, il y a une arrière-salle où l’on peut déguster des cafés rares d’Éthiopie ou d’ailleurs. Un cocon de fréquentation, où je vais de temps à autres, avec mes conquêtes à moi.…

En confiant le sac à Luigi, je guettais sa réaction en découvrant ma trouvaille ; lui, le spécialiste ; l’expert, le gringo. J’avais l’espoir qu’il me dise que ce café ancien constituait une rare rencontre dans sa carrière.  Mon âme d’enfant s’agitait. Celle de découvreur de trésor de grenier, lorsque l’on tombe sur la malle pleine d’objets d’un autre temps, et qui nous semblent d’une inestimable valeur, alors qu’ils ne sont destinés qu’à une hypothétique brocante ou une probable déchetterie. Mais il ne fut pas étonné. Ni par l’ancienneté du café, ni par sa provenance. Il me laissa juste entendre, avec une légère moue, que si le café était encore buvable, ses qualités seraient plus ou moins altérées, selon la nature du stockage.  À l’œil il reconnut tout de suite du Robusta.

Dès le lendemain, je profitais d’un détour en ville pour récupérer les sachets de café grillés. Luigi, m’en avait réservé un, déjà moulu. Il savait que j’avais hâte de passer à la dégustation. Il m’aida à empiler tous ces paquets sur la banquette arrière, sans en dire d’avantage. En avait-il gouté ? Qu’en pensait-il ? Pourquoi, ne disait-il rien ? Je n’avais pas le temps de m’attarder, et regagnais mon appartement. Le problème était de stocker un tel volume. Je serais forcément généreux avec mes proches, tant par plaisir de partager, que par soucis de place. Et il m’en resterait suffisamment pour le reste de ma vie, voire au-delà. Je me réserve un moment plus calme et décent, pour affronter le moment plaisir de la savouration. Aujourd’hui a lieu l’enterrement de ma tante Anna. Le noir du crêpe supplante toute autre velléité de plaisir et de joie.

J’ai beau être très triste, d’autant qu’avec le départ de mon oncle, il y a quelques mois, il ne restera rien de ce couple. Nulle descendance ne viendra fleurir leur sépulture. Je suis le seul à conserver leurs souvenirs, avec toutes les défaillances de ces discussions que nous n’avons pas eues. En rentrant de l’inhumation, j’ai l’impression que leurs vies sont empaquetées dans ces dizaines de sacs de café.  

Il me faudra quelques jours avant de me réserver le bonheur solitaire de déposer avec précaution et dosage, la mouture dans le filtre de métal. Allumer le feu sous la cafetière remplie d’eau minérale des Apennins. Puis attendre la vapeur et le chuchotement complice. Dans quelques instants, je connaîtrai le plaisir suave que me réserve ce café venu des âges et de l’horizon. Ma tasse est prête, mon palais de même ; mon âme aussi. Et puis, peu importe son goût. Il aura de toutes les manières, la saveur de son histoire. De celles qui ne se racontent pas.

  • Et bien, il est excellent ce café !

Rien d’autre qu’un bon café de brasserie. Serré, goûteux et chaleureux. Il m’en coûtera un euro trente. Oui, car je vous parle de l’expresso, que je viens d’absorber à la terrasse du troquet d’en bas, en attendant que Maria termine son service. Nous irons chez Luigi, en fin d’après-midi.

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