Le docteur Mutolo était un bien curieux bonhomme. Sous son notable embonpoint, se cachait une perversité affective, dont l’origine restait mystérieuse. Avec Donia, son épouse de toujours, ils partageaient, avec leurs 5 enfants, la même grande maison, rue Bellani à Monza. Le lieu s’apparentait à une pièce de vaudeville, où se croisaient, oncles, tantes, frères, sœurs, amis, copains, en d’incessants va-et-vient. Au final, tout cet univers de fratries, composait un patchwork de relations familiales complexes, où se mêlaient rapprochements, tensions, amours et connivences.
Dans ce tumulte, Guiseppe Mutolo désespérait. Il aurait tant aimé enfin être seul ; ne serait-ce que quelques heures. Aussi, pour y couver de paisibles vieux jours, le couple avait acquis, à crédit, une villa sur le lac de Varèse. Pour l’heure, l’agitation permanente du quotidien, et le poids des responsabilités, pesaient sur les seules épaules du médecin. Il était le pilier financier et moral, de tout ce petit monde. Aucun de ses enfants ne travaillait vraiment, nourrissant des envies chimériques, plus que de véritables projets de carrière. L’une avait appris le japonais, pour se rapprocher de l’univers des mangas. Le cadet voulait devenir acteur, et suivait vaguement des cours de comédie à Milan. Le petit dernier changeait de spécialité chaque année à la faculté, jusqu’à abandonner, désœuvré. L’autre fille s’occupait des vieux parents de Donia, qui résidaient aussi, dans un petit appartement, intégré à la propriété de la rue Bellani. Seul Armando, semblait avoir trouvé sa voie. Il s’était improvisé gemmologue, en sublimant sur les réseaux sociaux, sa passion puérile des minéraux. Une petite notoriété l’auréolait de gloire numérique, au gré des micro-reportages, qui le conduisaient dans des contrées exotiques. Tout cela ne lui rapportait que de quoi repartir, et dès qu’il revenait d’expéditions, il regagnait la maison. Une meute hétéroclite complétait le tableau. Des chiens, des chats, des tortues, des cacatoès, un rat, et même des serpents, avaient trouvé asile ici, au hasard des coups de cœur ou des caprices des enfants. Notre homme aimait la servilité de ces animaux, qui lui faisaient la fête, lorsqu’il rentrait, le soir, du cabinet.
Condamné à subvenir aux besoins de tous, le docteur tournoyait dans le syphon effréné de son activité médicale. Les rendez-vous se succédaient, de plus en plus rapprochés. Il avait même été contraint d’ajouter une tournée, à son emploi du temps hebdomadaire. Et de malade en malade, de prescription en prescription, son sacerdoce s’était émoussé, au point qu’Hippocrate ne l’aurait pas reconnu, s’il l’avait croisé dans la rue.
Malgré cette vie harassante, Guiseppe faisait bonne figure. Même rongé de fatigue, il brillait par sa générosité. Pour d’aucuns, il apparaissait comme un saint homme. Un bon samaritain toujours prêt à assister, aider, dépanner, prêter. En retour, il ne demandait rien, mais se positionnait en créancier suprême. Tous lui étaient débiteurs, d’une façon ou d’une autre. Un cancéreux lui devait des soins hors nomenclature, ses enfants, leur survie quotidienne, les voisins des petits services de jardinage, sa sœur Julia, le mobilier dont les Mutolo ne voulaient plus… Cet état de dettes permanentes et inextinguibles le faisait exister. Il avait l’impression que nul ne pouvait vivre sans lui. Quand il sentait qu’une relation se distendait, il appelait pour prendre des nouvelles. La conversation glissait vite vers tous les bobos classiques. Et de confidence en confidence, Mutolo reprenait la main en prodiguant conseils, injonctions et recommandations médicales. Cela se finissait toujours par « Je te rappelle dans une semaine, pour voir où tu en es. »
Sa femme Donia, était du même acabit. Elle l’avait choisi quand ils avaient vingt ans. Le jeune homme était alors fringant… et surtout disponible, comme peut l’être un beau parti, en fin d’études de médecine, dans la bonne société milanaise. Depuis, elle se nourrissait de son statut de mère italienne, repue de l’affection de ses enfants, qu’elle alimentait à grands renforts de capellinis aux épinards et de cuzzupa calabraise. Si elle acceptait, rue Bellani, que ses enfants y amènent leur conquête du moment, il était hors de question qu’une relation durable puisse s’immiscer, entre elle et sa progéniture. Cela devait se cantonner à une amourette de passage. Il arrivait que, si la pièce rapportée présentait bien, le docteur trouvait un moyen de l’asservir à son tour, en lui offrant son aide, ou de menus services. L’essentiel était de gommer toute velléité d’autonomie. Ainsi, tous dépendaient du couple de notables. Mais quelle faille les poussait à agir de la sorte ? Etaient-ils en mal d’amour ou d’affection, à en suffoquer, dès qu’un lien se distendait ? Le monde tournait autour des Mutolo, comme un trou noir aspire toutes les étoiles, en les privant de leur éclat. Seul le docteur devait briller, et éclairer le chemin de celles et ceux qui le croisaient. Une lumière qui occultait sa part d’ombre. Car dans les méandres de cette vie affable et lisse, des pensées tourmentées déchiraient son âme. Comment exister aux yeux des autres, mais sans les autres ? Comment goûter la solitude sans les épices de la foule ?
A de rares moments paisibles, au cœur de la nuit, le praticien, s’accordait un temps de méditation insomniaque, à la faveur de ristrettos aqueux, régurgités en continu, par l’imposante Delonghi, dont le chrome trônait fièrement dans la cuisine familiale. Il écrivait alors, le roman de sa vie, ou répétait, en de silencieux tapotements sur le bois de son bureau, les notes de sa prochaine partition de piano. Guiseppe aurait voulu aussi être artiste. Se produire, s’exposer sous les spots, et recevoir les acclamations de la foule. Chaque vendredi soir, il rejoignait un orchestre amateur de bon niveau, dans une petite salle de répétition de la bibliothèque de Monza, via Lecco. Au passage, il embarquait son beau-frère Ferruccio, tromboniste ; pour le docteur, un service de plus, et une amitié de dépendance ordinaire. A quelques occasions festives, il arrivait, qu’en réciprocité à la gratuité du local, la formation se produise pour la municipalité. Mais la pratique des arts, au lieu de sublimer une pensée trop terre-à-terre, le ramenait toujours à instrumentaliser son insatiable besoin de reconnaissance. Ainsi, l’imposant piano qui reléguait Mutolo immanquablement sur le côté sur la scène. Le docteur vexé fulminait en silence, et revendiquait alors une meilleure exposition, au prétexte de la qualité du son, ou du respect des mélomanes. Toujours cet altruisme foncier.
La vie se passait ainsi. Les événements s’asséchaient comme après un coup d’éponge, absorbés par la force d’attraction du docteur, qui ramenait toujours tout à lui. Il y avait une forme d’égoïsme dans autant de bonté. Faire le bien pour son bien. Et son bien à lui : c’était d’emplir d’amour un tonneau d’affection irrémédiablement percé.
On ne sait si c’est la facilité d’auto-prescription, ou l’atavisme familial, mais Guiseppe Mutolo, malgré ses problèmes de poids, n’arrivait pas à être véritablement malade. Cette santé de fer le préservait de moments de faiblesse. Il en souffrait paradoxalement. Car, si cela consolidait son image du roc, auquel tout le monde s’accrochait, cela le frustrait de l’attention d’un infirmier, ou de la bienveillance d’une garde-malade. Il en était même venu, à s’inventer des symptômes, pour qu’enfin, on le plaigne et lui aménage des moments de soins « aux petits oignons. »
Vint le jour de clore une carrière vampirique. Tout allait changer. Tout devait changer.
Comme ils l’avaient souhaité, les Mutolo à la retraite, fréquentèrent de façon plus assidue, leur résidence lacustre de Comerio. Cela les ressourçait au début, loin de l’agitation permanente de leur maison de ville. Mais, c’est à croire, que ce bouillonnement leur manquait. Avec Donia, que restait-il à faire, après avoir posté une foule de selfies à leur réseau de proches ? Regarder à quai, le bateau qui gardait en cale, tous les projets de balades ? S’empiffrer dans les meilleurs restaurants déjà écumés ? Non. Décidemment, au fil de l’eau, leur amour mutuel ne leur suffisait plus. Ils n’existaient que par les autres.
Et petit à petit, au gré des vacances d’abord, puis de façon saisonnière, et enfin de façon durable, la maison secondaire se gonfla elle aussi, de personnes de passage, puis de résidents à demeure. Donia rapatria ses parents dans une aile spécialement aménagée de la villa. S’en suivi leurs deux filles, un des garçons et sa compagne, puis les amis, et ensuite, les amis des amis. Sans compter les nouvelles connaissances de la région, les frères de Guiseppe et leur famille, en mal de vacances bon marché, ou quelques musiciens de l’orchestre, le temps de week-ends arrosés. Tant et si bien, que ce transfert de rencontres amicales et familiales, avait fini par reconstituer en une année, l’univers affectif nourricier, dont le couple avait viscéralement besoin, pour survivre.
Cependant, l’ancien docteur se morfondait toujours, de ne pas pouvoir jouir de véritables instants de solitude. Pouvoir, au matin, se balader nu jusqu’à la machine à café, et lire son journal, au soleil, sans le risque de croiser quelqu’un, sinon Donia, qui, de toutes les façons, avec son rosé du soir, n’émergeait jamais très tôt.
Le temps s’écoula ainsi de nombreuses années encore, entre secrets espoirs de calme, et hospitalité outrancière de visiteurs, toujours plus nombreux et demandeurs.
Mutolo, sans départir de sa santé de fer, vécu vieux ; très vieux. Il vit disparaître petit à petit ses vieilles connaissances, puis ses amis, puis Donia, puis ses proches. C’était pour lui, comme autant de pans entiers de remparts, qui s’effondraient de sa forteresse relationnelle. Dans son donjon intime, auquel l’amour des autres n’accédait plus, il se sentait flétrir, comme privé de substance vitale.
Il n’était pas rare que pendant de longues heures, Guiseppe restaassis, seul, sur un fauteuil de jardin, face au lac. Le vieux docteur songeait ainsi, sa silhouette dessinant au loin, une grosse poire pensive.
Sans autre personne, que la visite tardive de l’infirmière de garde, le vieillard aurait pu savourer un isolement tant fantasmé. Mais, la raison lui susurrait que, si elle était méritée, cette solitude était bien tardive, pour en puiser l’énergie d’entreprendre une nouvelle vie.
Il chercha longtemps l’origine de cette amertume, qui le dévorait. Ressassant indéfiniment des images lointaines de sourires surfaits, de bonjours artificiels, de fêtes scénarisées. Et dans tout ce fatras de bons soins, pourquoi si peu de doses de sincérité ? Pourquoi ce bonheur sous perfusion ? Tout cela taraudait sa vieille âme sèche, qui semblait ne plus être qu’une petite olive noire et recroquevillée, dans l’adipeux de ce corps maladroit.
Et ce n’est qu’en s’effondrant, sur le froid dallage de son patio, qu’il comprit en une ultime lueur, que lui-même, ne s’aimait pas.
Poster un Commentaire