L’aidant de la mer

Était-ce le début ou la fin du voyage ? Le bateau venait de sombrer. Il n’y avait rien autour de moi. Rien que la Méditerranée à qui je tentais d’échapper. Je me sentais léger, porté par les flots. Mais je percevais aussi sous moi le vide abyssal qui venait d’engloutir ma barque.

Le vent avait forci, charriant des rafales si violentes, qu’elles démontaient la mer en des murs d’eau infranchissables. Mais je flottais ; Dieu sait comment. Je faisais la planche. Une position si ridicule ici, à mille miles des piscines d’hôtels. Mais bon. Il le fallait bien. En dérivant, je contemplais les nuages et les trouées de ciel bleu qui arrivèrent enfin. Leur hauteur de vue m’apaisait, mais j’angoissais de ce que pouvais inspirer ma silhouette à un requin de passage : l’ombre d’une grosse otarie inerte et paresseuse. Des heures entières, j’alternais des séquences de nage à ces moments de flottement.

Le jour baissait. Et c’est au crépuscule que je le vis. Un aileron luisant d’un bleu gris caoutchouc. L’animal devait être énorme. J’étais tellement désespéré que cela me rassurait. Plus il serait gros, moins ses crocs acérés me déchiquetteraient. En une bouchée, je serais dans son estomac, sans souffrir. Pourvu qu’il soit gros !

Je ne fus pas déçu quand il se rapprocha. C’était un monstre long comme un sous-marin. Même à distance, les ondulations de son fuselage sous l’eau créaient des remous qui me faisaient ballotter. Il ne marquait nulle agressivité. Peut-être être était-il rassasié de ses dernières proies. Je restais suspendu au rythme de sa digestion. Mais combien de temps cela prendrait il ?

Je divaguais en des calculs insensés. Voyons, quand j’engouffre une platée de tagliatelles, combien dure ma sieste pour digérer tout ça ? Aller, une bonne heure. Lui, il est au moins quinze fois plus gros que moi. Supposons qu’il ait dévoré un phoque vers 15 h, ce qui doit correspondre à une bonne portion de pâtes sauce comprise, je dirais que j’ai encore deux bonnes heures devant moi avant qu’il n’ait de nouveau un petit creux. D’ici là, il sera peut-être parti. Si en plus sa route croise un thon, il m’oubliera.

Durant mes cogitations, le squale avait décrit des cercles concentriques puis plongé d’un coup. C’était pire que de le voir. Il allait certainement prendre son élan des profondeurs, et surgir d’un bond hors de l’eau me happant au passage.

Il mit deux heures avant de revenir. Deux heures durant lesquelles je ne perçus aucun autre signe de vie, que mes misérables clapotis. Pourvu qu’un thon vienne se balader à mes côtés. Une lotte même ferait diversion ; une sardine. Mon royaume pour un anchois !

Il surgit mollement, me frôlant de ses fines écailles. Emilio, ta fin est proche ! Et sa faim aussi. Je bus la tasse en rigolant de mon jeu de mots idiot. Dans cette circonstance, j’aurais dû faire la paix avec moi-même ; crier à Claudia que je l’aimais ; avouer à mon ami Dino que j’ai couché avec sa femme, bénir mes deux filles chéries, et prévenir mes parents que je venais les rejoindre. Mais non. Je toussais de tout mon soûl, abandonnant mon vomi à la crête des vagues.

Le poisson s’éloigna un peu, puis fonça droit sur moi. J’étais tétanisé. Son comportement tenait au sadisme. Je n’aurais jamais cru ça d’un animal. Il passait d’un côté, puis il opérait un demi-tour et venait à nouveau me caresser de sa masse froide et tonique. Il était si long que chaque passage me semblait une éternité. Ce petit jeu pervers dura la nuit entière. Je n’en pouvais plus. Mange-moi. Dévore-moi. Je voulais en finir. Quand il arriva vers moi, je me mis à crier de toutes mes tripes. Le carnivore s’arrêta et ouvrir grand sa gueule. Vision d’effroi. L’ensemble formait une cavité géante d’un rouge sang, luisante de mille pointes d’ivoire. Mais rien ne se passa. Et c’est alors que j’eus l’idée folle de le mordre. Acte désuet, improbable et totalement puéril. Mordre un requin ! J’attendis le bon créneau, et dans un sursaut d’énergie, je m’élançais. Mais au moment où j’attrapais sa nageoire l’animal pris de la vitesse. En mode survie, je m’accrochais tant bien que mal. Nous parcourûmes de bons mille.

Il nageait en surface à bonne allure sans se soucier du gros parasite que j’étais devenu. Où m’amenait-il ? Qu’allait-il faire de moi ? Était-ce une femelle qui apportait de la nourriture à son petit ? Un alpha qui partagerait sa curée avec ses congénères ?

Le temps passait. Évidemment, l’idée de le mordre s’était diluée dans les remous. A certains moments, je lâchais prise, les doigts endoloris de crampes. Il s’arrêtait alors un peu plus loin, et attendait que je nage vers lui. Il patientait, docile, jusqu’à ce que l’empoigne de nouveau.

Puis il repartait vers une destination que je reconnu : mon port de Piombino.

Au petit matin, après des heures de traversée, j’entrevis le mont Capanne. Nous passâmes au large du cap Vita, dans ces lieux de pêche si familiers. Quelques dauphins croisaient au loin. Ma peur avait sombré. Il fallait bien l’admettre, ce requin n’avait cessé de m’inciter à surmonter ma peur, et me conduisait en lieu sûr. Il m’avait sauvé la vie.

Nous franchîmes l’entrée du port ainsi. Moi, bouée humaine loqueteuse. Lui progressant prudemment vers un des pontons.

Coincé entre deux voiliers, je lâchais l’aileron, et agrippais les planches. Avec difficulté, je me tirais hors de l’eau pour me hisser, puis m’affalais sur cet ersatz de terre ferme.

Le requin était toujours là, comme pour s’assurer que ses efforts n’avaient pas été vains. Je me redressais alors, et m’asseyais sur le rebord. Il demeura en flottaison un long moment, puis entama un demi-tour pour regagner le large. Vous ne me croirez pas, mais en partant, il me sembla que le sillon de sa gueule esquissait un sourire.

Je ne l’ai jamais revu. J’ai repris la pêche avec une nouvelle barque. Et n’ai jamais raconté cette aventure. Je m’engage tous les jours à dire à Claudia comme je l’aime, chérir mes filles adorées. Mais je n’ai surtout jamais dit à Dino, que je l’avais trompé avec sa femme.

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