Le cliquetis métallique de la grille se referma dans un écho lourd, résonnant dans l’air moite et humide de la cellule. Les murs gris semblaient absorber toute la désolation qui flottait dans l’atmosphère. Encore un peu sonné par les quelques bières de trop, je vacillai légèrement avant de me laisser tomber sur le banc en métal froid qui longeait un des murs. Je grognai en posant ma tête contre la paroi rugueuse, me demandant comment j’avais pu finir ici, à attendre que la nuit passe dans cette cellule de dégrisement napolitaine.
À part moi, la cellule semblait vide… enfin, presque. Dans un coin, à la lueur vacillante des néons, une silhouette était assise, à peine visible. Un homme, probablement un clochard, vu l’état de ses vêtements : des couches crasseuses qui semblaient ne plus avoir vu d’eau depuis des semaines. Ses cheveux gris et emmêlés formaient un nid sur sa tête, et sa barbe sale trahissait des restes de repas oubliés. Il sentait la rue, l’abandon… et autre chose, difficile à décrire. Un mélange d’humidité, de métal rouillé, et peut-être… de cendres.
Je fermai les yeux, essayant de m’ignorer moi-même, de me laisser sombrer dans cette somnolence vaseuse que l’alcool offrait parfois comme échappatoire. Mais l’homme dans le coin se mit à parler. Sa voix, étonnamment claire, presque mélodique, me tira de mon apathie.
— Encore un qui ne sait plus où il va.
J’ouvris à peine un œil, l’irritation montant en moi. Je n’étais vraiment pas d’humeur à écouter les divagations d’un clochard en plein milieu de la nuit.
— Pas de sermons, ok ? Je suis juste là pour passer la nuit, rien de plus.
Le sans-abri resta silencieux pendant un moment. Il semblait réfléchir à mes paroles. Puis il murmura d’une voix basse, presque imperceptible :
— C’est drôle, c’est exactement ce que je me dis depuis des millénaires.
Je fronçai les sourcils et me redressai légèrement. Je l’observai plus attentivement. Il y avait quelque chose de différent chez lui. Ce n’était pas un simple fou de la rue, ni un délirant alcoolique. Il y avait dans sa manière de parler, dans sa posture, un calme troublant.
— Et toi, t’es qui alors ? Un prophète ? ironisai-je, essayant de le remettre à sa place.
L’homme esquissa un sourire triste, empreint d’une fatigue infinie.
— Non… pas un prophète. Juste Dieu.
Je restai bouche bée pendant une seconde, puis éclatai de rire. Un rire rauque, brisé par l’absurdité de la situation.
— Dieu ? Alors tu t’es bien planté si c’est toi qui m’as créé, mon vieux !
Son sourire s’élargit légèrement, mais ses yeux, eux, restèrent lourds de lassitude.
— C’est ce que je commence à penser moi aussi…
Un silence pesant envahit la cellule, seulement interrompu par le bourdonnement des néons. Je sentis une tension étrange s’installer. Ce n’était pas le discours habituel d’un fou ou d’un ivrogne. Ce type dégageait quelque chose… Une tristesse qui semblait trop vaste, trop profonde pour un simple humain.
— D’accord, jouons à ton jeu, lançai-je en croisant les bras. Si t’es vraiment Dieu, pourquoi t’es là, dans cette cellule pourrie, avec moi ? Pourquoi tu laisses tout ça arriver ? Le monde part en vrille et toi… toi t’es là ?
Le vieil homme passa une main tremblante dans sa barbe, comme s’il cherchait à puiser dans un souvenir lointain.
— Tu sais, quand j’ai créé tout ça, j’avais de grands espoirs pour vous. Vous, les humains, deviez être la lumière de ma création, ceux qui prendraient soin du monde que j’avais bâti en sept jours. J’avais mis toute ma force, mon énergie dans chaque océan, chaque montagne, chaque souffle de vent… Mais regarde où vous en êtes maintenant.
Je l’écoutai, malgré moi. L’alcool brouillait mes pensées, mais quelque chose dans la voix de ce type résonnait étrangement en moi.
— Et alors ? On n’est pas parfaits, c’est sûr, mais de là à te déprimer ? rétorquai-je avec amertume.
Il secoua lentement la tête, comme si ma réponse n’était qu’une goutte d’eau dans un océan d’erreurs.
— Ce n’est pas la perfection que je recherchais. C’est l’espoir. Vous aviez cette capacité à créer, à inventer, à aimer… Mais vous avez choisi la destruction. Vous avez commencé par décimer les créatures que j’avais placées à vos côtés. Vous avez vidé les océans, pollué les rivières, jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus nourrir la vie. Chaque jour, la Terre se meurt un peu plus sous le poids de vos ambitions.
Je fronçai les sourcils, la colère montant en moi, mais je ne savais pas contre qui elle était dirigée.
— Attends… Tu parles comme si tout ça c’était notre faute. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, non ?
Il soupira longuement, comme si chaque mot lui coûtait.
— Vous avez épuisé les ressources que j’avais offertes. Vos forêts, autrefois luxuriantes, sont devenues des déserts. Vos machines ont ravagé les montagnes, arraché le cœur de la terre. Le ciel que j’avais peint de mille nuances est désormais couvert de satellites inutiles, errant comme des carcasses de vos rêves technologiques. Même le climat se dérègle sous vos mains : les glaciers fondent, vos villes sont inondées ou ensevelies sous des glissements de terrain. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que tout ne s’effondre.
Le silence retomba dans la cellule, aussi lourd que le plomb. Pendant un instant, je fus pris d’un vertige. L’absurdité de cette situation me frappait : était-ce juste un délire ou… ? Non. Je ne pouvais pas croire à cette possibilité.
— Alors, quoi ? Tu vas juste rester là, à nous regarder tout détruire ? demandai-je, presque avec rage.
Le vieil homme leva les yeux vers moi, et dans son regard, je vis une profondeur que je ne pouvais expliquer.
— Peut-être que je suis ici pour voir si quelqu’un, quelque part, comprendra. Si quelqu’un réalisera qu’il est encore temps de changer. Mais je commence à en douter. Vous avez oublié ce que c’était que d’aimer véritablement.
Je me redressai lentement, le cœur battant d’une manière que je ne comprenais pas. L’air semblait s’être figé, comme suspendu dans un moment d’éternité.
— Et si on changeait… Est-ce qu’il serait trop tard ? demandai-je, presque à voix basse.
Le vieil homme me fixa un long moment, avant d’esquisser un dernier sourire, triste et fatigué.
— Il n’est jamais trop tard. Mais le temps vous manque.
Soudain, la porte de la cellule s’ouvrit avec fracas, brisant la tension. Un policier apparut pour me dire que je pouvais partir. Je me levai, encore hébété par cette conversation irréelle. Avant de franchir la porte, je jetai un dernier coup d’œil vers le vieux clochard.
— Et toi ? Tu viens ?
Il me fixa avec un regard insondable et murmura d’une voix douce, presque imperceptible :
— Je suis toujours là. Partout.
Je sortis, la tête pleine de questions. Mais alors que je retrouvais la réalité bruyante de Naples, une pensée me hantait : et si c’était vraiment Dieu ?
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