Août superpose ici, toutes les couches sociales. La plage est un millefeuille de serviettes de bain, nappées de crème solaire. Cet été-là, sur un transat des Bains Paradiso, viendrait s’allonger celle qui aurait pu changer ma vie. Mais le sort en décida autrement. Depuis, lorsque je foule le sable de Sanremo, mon cœur va se perdre au large de la mer azur, banni par le souffle des regrets.
J’ai 34 ans. Depuis l’adolescence, je travaille l’été dans cette station balnéaire. Je suis plagiste. Mon nom est Tommaso Verati, mais on m’appelle Tom. Je suis rattaché au Miramare Palace.
Durant la saison, tout est réglé au cordeau pour les prestigieux estivants qui descendent à l’hôtel. La matinée, je suis affecté à la réception, et donne un coup de main, selon les besoins de renforts. L’après-midi, après le service du restaurant de plage, je suis responsable des transats. J’aime bien cette vie. Je côtoie du beau monde. Les gens viennent se détendre. Ils ont la vie facile, et c’est un peu grâce à moi. C’est comme ça, qu’un matin, j’ai fait sa connaissance.
Elle a débarqué en illuminant le hall de son aura de star, suivie de Cesare, le bagagiste, en prise avec l’équilibre de son chariot doré. Elle m’a à peine regardé ; à peine parlé. Nous savions tous qui elle était. Lui demander l’aurait offensée. J’ai pris la clef de sa suite, et l’ai guidé jusqu’à l’ascenseur. Le groom, a pris le relais pour l’acheminer dans les étages. Et c’est entre les portes qui coulissaient, que nos regards se sont vraiment croisés. Elle m’a souri avec la distance qui convenait. La distance qui nous séparait.
Son séjour de ne durerait que trois jours. Le patron du Miramare nous avait réunis la veille, pour insister sur la qualité des prestations. Si des personnalités fréquentaient régulièrement le palace, la présence de l’actrice était exceptionnelle. C’est la production de son dernier long-métrage qui l’amenait ici. Demain, certains extérieurs seraient tournés sur notre plage. Puis elle repartirait vers les studios de Los Angeles.
J’étais en train de louvoyer entre les tables, quand elle se présenta pour déjeuner. Dans un murmure généralisé, elle rejoignit la table qui lui était réservée, un peu à l’écart. Elle fit mine d’ignorer la salle, en fixant son portable, puis s’assit avec élégance. On est star où on ne l’est pas ! Je la rejoignis pour prendre sa commande.
– «Mais vous êtes partout, on dirait. » Me taquina-t-elle. Elle prit la carte et commanda notre vitello tonnato avec un verre de Colli di Luni.
Le repas fut vite expédié. Lorsqu’elle quitta l’établissement, elle me remit avec discrétion un large pourboire, et me lança, mutine : « Alors, à bientôt Tom. »
Elle regagna l’hôtel pour des échanges avec l’équipe de tournage. En toute fin d’après-midi, un appel nous signifia la venue de l’actrice sur la plage. En arrivant, elle m’interpella ; amusée de me voir dans ce nouveau rôle de plagiste.
– « Décidément, vous semblez indispensable ici ? Avez-vous un emplacement discret ? »
Je savais précisément ce qui lui fallait, et aménageais son confort pour une séquence de farniente. J’allais prendre congé quand elle me demanda de rester.
– « Accepteriez-vous de me faire la conversation ? Parlez-moi de votre Italie. »
À cette heure, l’activité était résiduelle ; le reste pouvait attendre. Nous avons bavardé jusque tard dans la soirée. Moi, racontant la vie des gens d’ici, truffée d’anecdotes hôtelières, et elle, un peu sur la réserve, n’évoquant que des aspects assez personnels cependant, et sans jamais parler de son métier, ou de son statut d’icône. Après un long moment, elle prit son téléphone, avisa l’heure tardive, se leva pour passer un appel, puis revint vers moi, planté dans le sable, tel un piquet de parasol.
Le charme opérait, et pas seulement le sien. Je ne m’en rendais pas compte, mais si j’avais su lire dans sa façon d’être, j’aurais pu y déceler quelques marques d’intérêt pour ce que je racontais, et surtout au-delà. Mais cette grammaire n’était pas la mienne. Ce n’est que lorsqu’elle me demanda si je connaissais un endroit typique pour dîner, que je compris qu’elle s’intéressait à la Ligurie profonde, et à certains de ses autochtones. Nous regagnâmes chacun nos pénates, après avoir convenu d’un rendez-vous à vingt heures dans le parc.
La sympathie qu’elle déniait me témoigner me flattait autant qu’elle me terrifiait. Mais au sortir du couvert des palmiers, quand nous prîmes la promenade vers la jetée, une fierté secrète me réchauffa. A nous balader ainsi entre les vagues sombres et les lumières des établissements de jeux, nous en avions oublié le dîner. Elle me le fit comprendre poliment. Après avoir rebroussé chemin, parvenus près du hall, nous avons affronté le délicat moment de la séparation. De son intensité dépendrait la prochaine étape de notre relation naissance. Prendrait-elle cette parenthèse comme une glace dévorée sur la plage, ou se laisserait-elle guidée vers un sentiment envisageable ? Une lascive poignée de main, conclut la soirée. Ce contact intime et prolongé, nous rapprochait davantage que si nous nous étions embrassés.
La nuit, pour moi, ne fut qu’une longue traînée de pensées délicieuses. Au matin, j’étais sur le pont encore plus tôt que d’habitude. Je la guettais. J’avais un besoin irrépressible de la voir. Mais quand elle débarqua à la réception, elle était entourée de techniciens. La petite troupe agitée l’enveloppa jusqu’au lieu de tournage, sans même que je puisse croiser son regard. La journée ne me livra que de la frustration. Nul espace ne se présenta, pour un contact avec la star, qu’elle incarnait aujourd’hui sous les projecteurs.
Cette seconde nuit fut beaucoup moins envoûtante. La réalité réapparaissait dans tout ce qui nous séparait, au fond. Je n’étais qu’une passade bien prétentieuse d’avoir envisagé autre chose, que cette misérable qualité. Mais bon. Ce qui s’était passé resterait mémorable, dans une existence comme la mienne. Pourtant, le matin du dernier jour de sa présence au Miramare, je ressentais le besoin d’en être convaincu. Un fol espoir qui ne masquait pas les risques de désillusions. Je savais que les scènes qu’elle jouait s’achevaient en début d’après-midi.
Pendant que je servais les clients, je lorgnais sur l’espace de plage privatisé pour le film. La Méditerranée charriait une brise légère. Peu concentré, je faillis renverser un plat de spécialité marine. Et en le considérant, cela m’amusa de me comparer à cette insignifiante feuille de basilic, qui décorait un divin consommé de langoustines.
Une fois les tables débarrassées, le patron m’affranchit de ce qui restait à faire. Il avait bien perçu ma curiosité. Une telle animation ne se produisait pas tous les jours aux Bagni Paradiso. Je m’élançais alors, avec une fougue irraisonnée. Mais un massif cordon de sécurité opacifiait de ses carrures, toute ambition de voir ce qui se passait par-delà. Ma bonne mine, qui transpirait d’innocence, me servit de passe pour me rapprocher à bonne distance. Les scènes étaient déjà en boite, et l’actrice assaillie par des journalistes. Le vent forçait en bord de flots.
Soudain, elle m’aperçut, et de loin, me fit comprendre avec complicité, qu’elle ne pouvait venir à moi. C’était une sirène, prise dans le filet de ses obligations professionnelles. Après un long moment, tout ce petit monde replia le matériel, et en meute, partit par une issue dissimulée par des palissades. Je la devinai comme entraînée malgré elle, fuyant la foule, sous la protection de sa garde rapprochée. Un profond désespoir m’envahit de sa tristesse amère. Avant qu’elle ne disparaisse à tout jamais dans le convoi qui l’attendait, je la vis brusquement faire un écart éclair, et en me regardant furtivement, écrire quelque chose, pour moi, dans le sable humide. Puis elle s’éclipsa.
Dès que l’accès fut permis, je me mis à courir, frénétique, vers le bord de mer où elle avait laissé sa trace. Le souffle du vent s’amplifiait. J’avais peu de temps avant que les vagues gonflées ne dévorent l’inscription. Mais au moment même où je touchais au but, une rafale marine souleva plage et coquillages. Le sable m’envahit les yeux, me rendant incapable de lire quoi que ce soit. Avec douleur, je tentais de déchiffrer ces signes rendus flous, les paupières collées de larmes par ces maudits grains de sable qui m’irritaient.
Je ne pus que distinguer l’écume, qui telle une mousse éthérée, grignotait le message d’une vie. Une vague qui noyait mes espoirs. A tout jamais.
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