Je ne sais plus comment je l’ai su. C’est venu à l’adolescence, avec tout le fatras des confusions identitaires. Dès lors, cette évidence irradia à jamais mon corps et mon esprit : je ne mourrais jamais.
Me voilà vieille aujourd’hui dans ce lit blanc, incapable de bouger. Ma fille a pris ma main dans sa main. Ses sanglots muets se transfusent de peau à peau. Aucun mot ne peut venir de mon souffle.
« Ne soit pas triste, ma fille. Ta mère ne mourra pas. » Je pense fort pour lui crier cette vérité qu’elle ne peut entendre. La peur n’a pas de sens ; la tristesse non plus. Car comment redouter un danger qui n’existe pas ?
A dix ans, je vivais en banlieue de Livourne ; à Nugola. Une maison sur la colline, recluse dans les bois. Ma faculté ne me servit en rien jusqu’à cet âge. Car enfant, mes parents me pétrissaient d’attentions et d’amour. Je savais que j’étais comme ça, et pensais que c’était ainsi pour tout le monde ; comme l’envie de jouer, de croquer du chocolat ou de s’isoler dans sa chambre.
Quelques années plus tard, j’ai compris que ce potentiel improbable me singularisait des autres jeunes et de la terre entière. Mais je devais en faire l’expérience pour en mesurer la puissance. Quelles limites avait ce pouvoir ? Qu’allais-je en faire ? Pouvais-je le dire ?
Une après-midi, je décidais de tester la chose. Dans la cour, une Lucky à la main à l’ombre des acacias, je concevais les scénarios les plus tordus. Me jeter d’une falaise… mais il n’y en a pas alentours. Me pendre dans la grange… trop glauque. Me servir du fusil de chasse… trop bien planqué par le paternel. Manger des digitales ; pourquoi pas. Mais pas en cette saison. Et puis est-ce que j’étais obligée d’être à l’initiative de l’acte mortel ? Je devais esquiver la question du courage et sa peur corolaire. Je décidais de confier cela à d’autres. Oui, mais comment ? Ce serait impossible de demander à quelqu’un de me tirer dessus ou de me précipiter sous un train.
« Les picis sont servis. Monica, Jacopo, à table ! » L’invitation lancée par ma mère au travers la fenêtre de la cuisine mit en suspens ces morbides réflexions.
Il m’a fallu quelques années pour sortir de cette impasse. Entre temps, ma vie était assez banale, avec juste plus d’assurance que les amis, lors de défis un peu débiles. Je jouissais d’une réputation de casse-cou, mais sans plus. Et puis, je ne me mettais jamais en grand danger. Ce n’est pas parce que l’on est immortelle que l’on ne flippe pas ou que l’on n’a pas le vertige.
Être éternelle ne relevait d’aucun sens pratique. Tient par exemple, j’ai même appris à nager à cette période de ma vie. La mer est si proche. Ça peut paraître idiot de connaitre la brasse quand il est impossible de mourir noyée. Mais imaginez-vous avec des copines sur la plage. Se lever toutes ensemble pour se mettre à l’eau en exhibant suggestivement nos corps de déesses aux garçons mateurs. Puis se jeter dans les flots pour quelques longueurs. Et là, quand les autres progressent en harmonie avec les vagues, je me débats dans un bouillon de remous, en me noyant, puis revenant à la surface, puis coulant à nouveau et resurgissant encore, et ainsi de suite… Pas très cool ni glamour. Et surtout très stressant pour soi et les autres. Sans compter les sauveteurs affolés, obligés de quitter leurs Ray-ban en plein cours de farniente.
Puis tout s’emballa.
J’avais quinze ans. Une après-midi de plage justement. Je remontais m’assoir ruisselante près d’Ada, mon amie de toujours. Elle achevait de se sécher en tordant sa chevelure dans une serviette éponge.
« Tu as vu ces vagues ! ». Elle me sourit de ce rictus bienveillant que seules de vraies complices peuvent comprendre. Je m’assis à ses côtés et plongeais dans mon sac pour en sortir de quoi grignoter.
« Tu en veux un ? » lui demandais-je.
« Moi non, mais Thomas est preneur. C’est un sacré gourmand, tu sais. » Je ne compris pas de qui elle parlait, mais en me retournant, je vis qu’elle me désignait un petit corps frêle dans un short trop grand ; un petit garçon malicieux assis sagement à ses côtés. A la ressemblance autant que l’attention que lui portait Ada, je compris tout de suite que ce rejeton était le fils de mon amie. Je crus d’abord être sous l’emprise de ces entrechocs de temps qui m’enivraient par moment. Mais quand j’aperçus un peu plus tard l’enfant s’élancer vers la mer, il s’agissait d’autre chose. Car le bel adolescent qui entrait dans l’eau bruyamment venait de quitter notre banc, et Ada n’était plus la même. Son visage se modelait de ridules, et de doux filins blancs s’agrippaient à ses cheveux.
« Qu’est-ce qui t’arrive Ada ? »
« Rien de spécial » m’assura mon amie qui s’enquit à son tour : « Tu vas bien, toi ? »
Oui, j’allais bien ; enfin, je crois. Ce qui n’allait pas bien du tout, c’était la scène que je vivais. Et l’homme qui revenait de sa baignade me fit comprendre très vite que le temps s’affolait, quand il couvrit sa mère d’un châle, afin qu’elle reste encore un peu, avec nous, à contempler le couchant.
Les funérailles d’Ada se déroulèrent le lendemain en présence de ses quatre enfants et de ses huit petits-enfants. Dans les semaines qui suivirent, je les vis tous vieillir, puis disparaitre dans une douleur que je ne pouvais partager.
Quelques mois plus tard, j’appris que les autorités avaient condamné la plage, suite à l’échouement d’un des gros tankers du terminal. Dans cette partie de l’Italie, Livourne s’affirmait maintenant comme l’épicentre d’un trafic de containers, et toute la géographie locale subissait cette évolution. Mon village de Nugola se voyait transpercé de larges voies qui formaient des nœuds routiers bordés d’immeubles flambant neufs. De la ferme de mes parents ne subsistait que la bâtisse principale et un bout de jardin, coincé au beau milieu de stries d’asphaltes puantes.
J’avais seize ans et devais me débrouiller seule. Le lycée délabré ne représentait plus rien pour moi. Je ne connaissais plus personne, et découvrais de nouveaux visages tous les matins. Aux yeux des autres, j’étais une fille secrète et bizarre que nul n’avait le temps de fréquenter, car d’un intercours à l’autre, les élèves et professeurs changeaient invariablement. Je m’organisais pour trouver de quoi subsister ; prenant des jobs de hasard dans des boutiques qui fermaient les unes après les autres.
Sur mon échelle de temps, la journée correspondait à une année pour tout ce qui m’entourait.
Vers vingt ans, ce rythme s’accéléra en un vertige éprouvant. Chaque jour devint dix ans. Puis cent.
Que pouvais-je bien faire de cette immortalité qui me rendait témoin d’un monde qui fuyait à sa perte, et où l’humanité grégaire semblait inconsciente de son dérochement fatal. RIEN. Je devais subir tout cela et assister à la folie du progrès qui finirait par se diluer dans la grande sagesse d’une nature immuable. C’était comme si je n’existais plus physiquement, même si je pouvais aborder de tous mes sens, les personnes ou les objets qui m’entouraient pour un temps limité.
Je connus l’amour et ses étapes de passion, de volupté puis de lassitude. Mais cela ne dura qu’une heure pour moi et une vie entière pour mon fringant amant disparu, sénile, terrassé par une mémoire de l’oubli.
J’ai élevé ma fille aussi bien que je le pouvais dans un laps de temps si court et cruel que je la vis grandir, puis partir entre deux câlins. Elle constituait depuis, le bagage le plus précieux pour traverser le maelstrom temporel d’où ne pouvait que surgir le chaos.
C’est comme si j’étais assise sur l’aiguille des heures, et que dans ma course insensée, le monde me croisait sans cesse sur celle des secondes.
Je vis ainsi la course démente des populations vers la subsistance. Les grandes migrations des années 3000, la désertification de l’hémisphère sud et les conflits ségrégationnistes. La désalinisation des océans et la disparition des espèces aquatiques en 3200. L’effritement de la lune surexploitée. Puis la grande explosion.
La terre ne comptait plus aucun être vivant. A l’aube de mes trente ans, je devais être la seule à évoluer dans cette atmosphère irradiée. Une âme errante qui trouvait son souffle d’espérance dans les interstices azuréens qui parfois perçaient un ciel de gaz et de poussière noirs. Le soleil existait encore, et sa présence me donnait l’énergie désespérée pour ne pas m’anéantir. La planète devint gazeuse, puis une boule d’eau soufrée dans laquelle j’arrivais à surnager en une apnée de vie incongrue. Je fus témoin de l’évolution des unicellulaires qui se complexifièrent en un rien de temps, puis, à la faveur d’immenses volcans, purent, pour certains, se hisser sur les premières terres respirables. L’instant avec les grands sauriens représentât peur et de violence, mais à leur extinction, la sérénité revint. J’eus peu de loisir, mais je me souviens m’être amusée avec ce petit mammifère survivant qui allait bientôt ouvrir la vie à de nouveaux horizons. Les primates furent complices de mes cueillettes jusqu’à ce que je puisse marcher quelques heures avec les premiers hominidés. Je garde la cicatrice d’un coup de silex sans grandes conséquences. On est immortelle ou on ne l’est pas ! Puis tout ce petit monde inventa, innova sans répit. J’aurais voulu qu’ils me comprennent quand je leur prédisais l’avenir vers lequel tout cela les mènerait, eux, leurs enfants, leur descendance. Mais en vain. Des âges farouches au progrès social, en passant par les lumières du Moyen-Age et les colonisations, je les vis commettre le meilleur comme le pire. Inexorablement, le chaos revenait en m’emmenant de nouveau vers une fin de monde sans fin.
J’ai revécu ce cycle au moins 10 fois. J’ai tenté d’en avoir une perception différente à chaque fois en m’exilant à la mort renouvelée de mes parents, sur un continent différent. Mais quel que soit le lieu où je venais vivre, l’issue était la même.
Dans mes révolutions, j’attendais avec fébrilité la synchronisation avec le temps de ma fille. Une halte contemporaine de quelques minutes durant lesquelles je pouvais lui prodiguer un ou deux conseils pour devenir, puis être, une femme responsable et honnête. Nous tissâmes ainsi un lien contre-nature d’amour maternelle en doses homéopathiques. J’attendis quelques cycles avant de lui faire comprendre que je reviendrai plus tard et qu’elle ne s’attriste pas de devoir affronter la vie sans sa maman ; que son père était un homme bon qui veillerait sur elle jusqu’à mon retour.
Puis le temps ralenti. Comme ça. Sans explication. Sans raison. Les millénaires qui passaient comme des ans s’étalèrent sur des siècles, les siècles redevinrent des décennies. Quant aux années, elles s’étirèrent en passant de secondes à mois, puis se stabilisèrent en de vraies années éclatantes de leurs quatre saisons.
Tous les rouages semblent s’être resynchronisés aujourd’hui. Alors à 90 ans, je décidais de revenir à Nugola. Et me voilà ainsi dans cette chambre de Spedali Riuniti, incapable de bouger.
Ma fille a pris ma main dans sa main. Ses sanglots muets se transfusent au contact de nos peaux. Je suis incapable de parler. Je voudrais lui crier cette vérité qu’elle ne peut entendre.
« Ne soit pas triste, ma fille. Ta mère ne mourra pas. Je survivrais une nouvelle fois. Mais par toi, et notre amour éternel. »
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