Je sais, j’ai un sale boulot. Mais c’est comme ça. J’élimine ceux qui éliminent, ce n’est que justice. D’ailleurs, c’est elle qui me rétribue. La planète. Elle réclame une sorte d’écologie du meurtre.
Dans les années deux mille, les puissances occidentales avaient conçu un indicateur d’alerte sur l’exploitation annuelle des ressources naturelles. L’humanité connaissait ainsi chaque année le jour exact où elle vivait au-dessus de ses moyens. Le commun des citoyens n’en tirait qu’une anecdote buzzy pour agrémenter la platitude de ses conversations.
Mais autre temps autre époque.
Celui-là, c’est son tour aujourd’hui. Deux août 2032, 13h02. J’ai encore une minute. Ça me suffira. En général, je bénéficie de l’effet de surprise. Les gens ne se rendent pas compte. Je ne sonne pas. J’entre. Pénètre dans sa vie. Il prépare une salade d’été avec les courgettes grillées qui restent du barbecue d’avant-hier. Je préfère qu’ils ne me perçoivent pas et ne pas croiser leur regard hagard. Je tire dans le dos. Dans la tête. Deux coups rapprochés presque à bout portant. Il faut avoir la main sûre dans cette activité. Je repars en dévissant mon silencieux machinalement. Shit. J’ai taché mon jean.
Max est un ami et Judith, et Sara, et Ismaël. Moi c’est Moshé. On ne sait pas combien nous sommes, mais ceux-là ont appris le métier ensemble.
Max lui aime quand les gens se retournent avant de mourir. Un sadisme de circonstance qui constitue une sorte de pourboire en fin de mission.
Tiens la première femme de la journée. Centre-ville. Ça me va. J’en profiterais pour acheter de quoi manger. Deux août 14 h pétantes. Ça tombe bien. Le garage est ouvert. Elle sort les courses de sa voiture. Je laisserais le corps coincé par le coffre qui s’est refermé au moment où elle s’est affalée.
Ce n’est pas nous qui choisissons. C’est l’algorithme. L’algorithme ne se trompe jamais. Il faut que nous croyions à ça. Alors j’y crois. Ça m’évite de me poser des questions inexistentielles.
Les enfants, c’est très rare. En trois ans juste un ado. C’est Sara qui l’a traité. Faut dire que c’était un gosse de riche. Il avait abusé de la prodigalité à outrance pour son âge. Ses parents cédaient à tous ces caprices alors… C’était comme ça. Le logarithme décidait, et nous, on agissait.
Bon la banlieue. A 23 heures, c’est normalement un peu dangereux. Mais bon. J’ai mon arme. Je ne crains pas grand-chose. Il faut que je reste discret cependant. C’est dans la charte de déontologie. Pas d’esclandres. Rester dans l’ombre et ne pas affoler la population. Objectif louable mais ambitieux. Car tous ces crimes inexpliqués à la longue ça crée au mieux un sentiment d’insécurité, au pire une bonne psychose collective.
Sixième étage droite. Appartement 22. Délicat d’assurer la ponctualité exigée. Il doit être en famille. Peut-être devant une projection. Mais lui, c’est 23 h 23. Alors ce sera 23 h 23.
Je vais faire le voisin affolé. Ça a déjà marché. Je tape. La porte s’ouvre sur une vieille femme voilée. « Bonsoir pardon de vous déranger. Je viens d’accrocher une voiture en bas. On m’a dit que c’était la vôtre… »
L’homme a vaguement entendu l’échange. Sa trogne alcoolisée apparaît au-dessus de l’épaule de la femme. « Laisse Leila. J’y vais. »
Sur le palier du cinquième un corps en sang attend d’être découvert pour être pleuré par les siens. Ma montre indique 25 quand je sors de l’immeuble. Je file me coucher.
Le logarithme ne dort jamais lui. Il calcule. Mis au point il y a une dizaine d’années, il traque les données de chacun depuis leur naissance. Chaque achat, chaque minute d’électricité, de recherche internet, de trajet… Tout est converti en unité de consommation de ressources planétaires. Le logarithme obéit à une norme décidée, on ne sait plus trop par qui.
Plus grand-chose en mémoire dans mon mur d’images virtuelles. Je me passerai de fiction ce soir. Il est tard et je suis crevé. Un alcool de synthèse fera l’affaire avant de me coucher. Pendant que je m’injecte à petites doses savoureuses, je regarde le planning de demain. Cinq personnes sont en rouge dans ma zone. Il suffira pour deux d’entre elles de commander un voyage, ou de passer plus de trois heures sur un écran pour passer la norme. Les autres ça dépendra. Peut-être pour après-demain.
Ils ont décidé de cette norme dans l’urgence à agir pour la survie de l’humanité. Chacun a sa naissance dispose d’un nombre d’unités. Ce capital doit lui permettre de vivre une vie raisonnée s’il adopte un comportement respectueux de l’environnement. S’il fait le choix d’aller au-delà, il perd son droit de prélever des ressources. Le logarithme calcule en permanence le nombre d’unités individuelles consommées. Dès que ça dépasse, il nous mandate pour arrêter radicalement le gaspillage. Je sais, je vous l’ai dit, j’ai un sale boulot. Mais c’est comme ça. J’élimine ceux qui éliminent, ce n’est que justice.
La nuit a été paisible. Je ne cauchemarde jamais. Mais je ne rêve plus non plus.
Un café, une tartine. L’odeur qui me parvient n’est pas celle que j’espérais. Le grille-pain vient de rendre l’âme. Juste le temps d’en commander un sur le net. Pas le temps de le faire réparer. Mon premier client est dans une heure. Bon, c’est dans mon quartier. Ce devrait aller.
On sonne. C’est Max. « Bonjour, je passais dans le coin. J’ai un client logué dans peu de temps alors je me suis dit qu’un petit café chez un ami… »
« Entre et sert toi. C’est dans la cuisine. Je vais m’habiller si je ne veux pas rater mon rendez-vous. Pourquoi tu me regardes comme ça ? Max, qu’est-ce que tu fais ? »
L’homme rengaine amusé : « C’est Moshe. Je sais. »
Mais le logarithme ne se trompe jamais.
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