Cot part

« Détache-moi ». Seul dans ma cuisine, qui pouvait bien m’interpeller ainsi ? La fenêtre ouverte me rassura. Je m’empressais de la refermer, pour enfin me concentrer sur la préparation du déjeuner.

« J’étouffe là-dedans. Libère-moi ». Cette fois-ci, la voix venait distinctement de mon cabas. Je m’en approchais ; écartais les anses d’osier, et plongeais mes mains dans l’entassement du marché. Au fond, une masse molle semblait onduler. Je la saisis, avec la délicatesse d’un chirurgien qui tient un cœur battant avant de le transplanter.

Je déposais ma poularde emmaillotée sur le plan de travail et attendis. Sa tête tout emplumée pendait inerte. Les paupières bleutées clignèrent soudain, pour s’ouvrir largement sur une pupille sans âme qui me fixait. Le bec s’entrouvrit, et cette fois-ci, plus de doute : elle était encore vivante.

« Fais vite. Je saurais te remercier comme il se doit ». Ma poule me parlait ! Il y avait là, quelque chose d’inacceptable, qui défiait toutes mes certitudes. J’aurais voulu y mettre fin, et saisissais le couteau de cuisine. Mais dans un élan d’humanité, je dénouais le ruban satiné qui l’entravait, et tranchais le sac de toile, qui comprimait un corps oblong, libérant ainsi l’animal.

La forme se détendit, puis face à moi, figé de stupéfaction, se dandina jusqu’à se retrouver un équilibre instable sur ses deux pattes dorées.

« Merci », caqueta-t-elle en s’ébrouant. Elle ajouta : « Il fait froid ici ». Cette poule avait tous les culots. Critiquer ainsi mon chez-moi, alors que je venais de sacrifier mon repas dominical, ne la dérangeais nullement. Et toute effrontée, malgré son allure malingre de volatile sans plume, toisa ma cuisine.

« Tes intentions n’étaient guère très bonnes à mon égard, si j’en juge l’atelier culinaire où tu m’as conduite. Que voulais-tu faire de moi ? »

Je n’avais aucune envie de lui répondre. Est-ce que j’ai une tête à parler à une poule ? Une poule ressuscitée de surcroît ?

« Tu voulais me manger, c’est cela ? » Dit-elle accusatrice.

Je finis par céder. « Ben oui. C’est ça. Je t’ai achetée pour te rôtir ». En prononçant ces mots, j’en percevais la cruauté. Dire à quelqu’un qu’on le destine aux pires souffrances, tient presque de l’Inquisition ; fusse à son poulet du dimanche.

« Tu as changé tes projets, semble-t-il. J’en suis fort aise. Je t’en suis reconnaissante. Comment puis-je te remercier ? »

Avant de la suivre dans ce délire surréaliste, je voulais en savoir davantage : 

« Dis-moi, volaille, comment cela est-il possible ? Comment une poularde morte peut-elle survivre, et parler mon langage ? »

« Je comprends ton étonnement. J’ai toujours vécu avec ceux de ton espèce. Ils m’ont nourrie avec soin, et veillé avec attention, à ce que je ne manque de rien ». Puis me fixant à nouveau en tendant son cou de peau flasque ajouta : « Je ne suis pas n’importe qui, vois-tu. Je suis la Reine de la basse-cour. Ma lignée me confère des pouvoirs que vous ignorez. Chaque année, on me trucide, on me lace dans un linceul étriqué à en faire exploser mes chairs, puis ma dépouille est vendue au plus offrant. Toi aujourd’hui ». Je la sentais pleine d’orgueil et de mystère. Elle sautilla jusqu’au rebord de la table, puis d’un bond d’élança. Sans plume, ses deux bras nus s’agitaient désespérément pour amortir sa chute. Mais elle s’écrasa dans un bruit sourd et flasque sur le carrelage. 

Après avoir repris ses esprits, elle se rabroua, et fière me lança : « J’oublie toujours. C’est pareil à chaque fois. Mais ce n’est pas grave. Conduis-moi à mon élevage ».

Qu’attendait-elle de moi exactement ? Toujours interloqué, je le lui demandais.

« Je me dois de revenir. On m’attend là-bas. Mon amour de coq et moi devions convoler. Tu sais, nous aussi les poules pouvons aimer. Mais vous, souvent, ne gardez nos entrailles, et jetez aux chiens nos cœurs éviscérés. Vous ne nous voyez que comme un mets comestible et délicat. Écoute, aide-moi à vivre cet impossible amour ».

« Petite poularde, tu as beau être reine en ton enclos, je n’ai pas pour habitude de négocier avec ma nourriture. Mais je suis sensible à tes confidences, et je vais te ramener à ton éleveur. Mais avant, deux choses : comment oser réapparaître nue, sans plumage ?  Ensuite, parle-moi de ce coquelet qui t’attend ».

« Pour ma pudeur, ne t’inquiète pas. Cela aura tôt fait de repousser, et en attendant, les lambeaux de ce sac de toile qui m’entravait, me serviront de chappe royale ».

« Et ton coq chéri ? »

« C’est le plus merveilleux des gallinacés. Il est de souche royale, tu sais, aussi. C’est un coq altier, dont le ramage résonne chaque aurore, pour réaffirmer la gloire de notre espèce. Si tu écoutes bien le cri, ce n’est pas un cocorico. Les mots prononcés sont très exactement : conquête et vie. C’est notre devise. Elle invite chacune et chacun de nous, à survivre à une nouvelle aube, dans le respect de la vie. Ce n’est pas évident, quand tu te lèves tous les matins dans un enclos grillagé. Mon coq donne cet espoir, et moi, je panse les plaies de mes congénères tout au long de la journée, en écoutant leurs confidences existentielles et leur prodiguant maints conseils rassurants. Si tu ne me ramènes pas là-bas, non seulement, tu me condamnes à une vie sans amour, mais tu prives tout un peuple d’espoir ».

Vous vous demandez, ce que j’ai fait par la suite ? Comment ne pas être touché par de si nobles intentions. Et bien, je l’ai remise dans mon cabas et reconduite vers l’élevage. Que vouliez-vous que je fasse d’autre ?

Maintenant, quelques mois ont passé. Évidemment, je n’avais jamais raconté cette histoire insensée, avant d’écrire ces quelques pages. J’ai mis quelque temps à renouer avec le poulet rôti du dimanche. Mais la tradition familiale a été plus forte, que mes scrupules et ma sensiblerie. Il y a juste…

Écoutez, il faut que je vous confesse quelque chose. Quand je flâne sur le marché de Lons, et que je m’arrête sur le stand de ma volaillère préférée, je reste un bon moment à considérer tous les petits corps emmaillotés. Je peux passer une bonne heure à tous les détailler. Certes, cela irrite un peu la commerçante et les chalands qui font la queue. Mais je veux m’assurer qu’aucune poularde ne gigote dans son torchon. Et surtout, je les dévisage toutes, pour voir si je reconnaîtrais ma poule.

Je suis sûr qu’elle a refait sa vie, avec son coq d’amour. Je suis certain qu’elle règne en souveraine pleine de bienveillance et de sollicitude. Comment je le sais ?

Et bien au sourire de chacune des volailles exposées. Oui, regardez bien, la prochaine fois. Vous verrez qu’elles semblent sourire dans leur sommeil éternel, leur part de sérénité d’une vie accomplie, leur cot part de bonheur.

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