C’était vraiment le bar le plus pourri de Gênes. A l’époque, le « 88 » Via Puccini ne s’appelait pas encore comme ça. Mais le patron était le même. Certains clients semblaient n’avoir jamais quitté le comptoir. Des travailleurs du port, des habitués du quartier et quelques rares étrangers venaient y boire un verre, acheter des cigarettes ou saluer le patron. L’odeur de cuisine et de sueur imprégnait chaque objet, les murs, et même la serveuse. L’aération n’avait jamais été adaptée à un si vieil immeuble. La chaleur de la ville s’engouffrait par la béance des portes toujours ouvertes. Le vent d’ouest charriait bien quelques embruns du port, mais apportait surtout une vague senteur de poiscaille et de fuel. Pour le charme d’un verre en terrasse face à la mer, il fallait monter la côte vers San Remo. C’était pourtant ici que nous nous étions rencontrés. C’était là qu’elle avait décidé de revenir.
Le bruit des mobylettes et des bagnoles était infernal à cette heure-là. Fini la terrasse. De toute façon, le port ne livrait que le haut des mâts qui pointaient derrière les containers.
Pour l’heure, nous avions trouvé au fond du troquet, une table de bois épais, où nos deux Rosato étaient venus s’échouer. Elle resplendissait, malgré la suffocation de chaleur de fin de journée. Autour de nous, tout était grisâtre ; d’un ivoire fade comme l’enduit des façades. Le bleu de la Méditerranée si proche était pourtant là, dans ses yeux. Elle me fixa en décollant son verre. J’ignorais le but de ce rendez-vous fixé à la hâte. Nous nous étions vus ce matin, et à part une mauvaise nouvelle, je ne voyais pas de bonnes raisons de nous retrouver au désormais « 88 ». A moins que nous devions fêter quelque chose. Cette idée me glaça instantanément. Était-ce l’anniversaire de notre rencontre ? Cette date mémorable que tout amoureux épris doit vénérer, comme le repère majeur de sa misérable existence ? Autant vous dire que je fus tout de suite soulagé, quand elle me dit :
- Tu sais, il n’y a rien de spécial aujourd’hui. J’ai juste eu envie d’être là, avec toi.
- Moi aussi mon amour. La réponse trop vite décochée, n’était pas à la hauteur de la situation. Je le savais. Aussi, j’enchainais :
- C’est bien que tu aies proposé de revenir ici. Il y avait longtemps que je n’y étais pas revenu.
- Moi j’y viens certains soirs, tu sais. Je ne te dis pas tout mon chéri. Mais j’aime rester fidèle aux endroits qui me sont chers…Comme aux personnes que j’aime. Ajouta-t-elle en me souriant curieusement.
Que sous-entendait elle ? Avait-elle des doutes ? Pourquoi parler fidélité ? Et surtout, pourquoi ici et maintenant, après nos journées de boulot ? Toutes ces questions surgies avec le même désordre qu’un troupeau qui fuit l’incendie, se fracassaient en une réponse idiote dans le goulet d’étranglement de mon larynx.
- Ah oui ? Je ne savais pas. Tu me fais des cachotteries alors ? Puis je restais muet, et pour me contenir avalais un peu du rosé tiédi. C’était à elle de développer cette histoire après tout. Je voulais quand même en savoir plus sur ses intentions. Je n’avais rien à me reprocher, ni pour aujourd’hui ni pour hier, et encore moins pour demain.
- Et toi ? Tu doutes de moi ?
Elle s’accouda comme pour se confier :
- Non, rassure-toi. Mais je me disais…
- Quoi vas-y dis-moi ?
- J’ai rêvé cette nuit que tu me quittais. Maintenant qu’on est ensemble depuis quelques années, je me disais que ce serait presque naturel de courir ce risque. Après tout, les hommes sont qu’ils sont.
- Les femmes aussi. Complétais-je, en une repartie incongrue et détachée de sa préoccupation profonde.
Puis d’un air amusé, elle me testa, défiante.
- Avoue que tu y as déjà pensé.
- À quoi ? fais-je, innocent ?
- N’as-tu jamais été attiré par une autre femme ?
- Si, mais pas comme tu l’entends. Et puis ce n’est pas vraiment être infidèle.
- Alors c’est quoi être infidèle pour toi ?
Je restais un petit peu circonspect. C’est vrai que je ne m’étais jamais posé la question. J’avais en tête de tromper sa femme pour un moment de plaisir, et puis culpabiliser toute sa vie. Commander un deuxième verre de rosé me donna le temps utile à rassembler mes idées. La réponse pouvait être lourde de conséquences. Je sentais bien qu’elle attendait de moi franchise et rassurance.
- Tu sais que je t’aime (J’enrobais ma réponse d’un délicat verbiage de soie.) Et j’ajoutais :
- Je pense que je serai infidèle le jour où l’on ne s’aimera plus. Cela ne sembla pas la contenter, à voir sa mine interrogative, comme suspendue à ce que j’allais dire. Je lui retournais la question.
- Et pour toi, ça commence où ? Se retourner sur une femme dans la rue ? Imaginer lui échanger des caresses ? Est-ce que simplement fantasmer sur un autre corps féminin est être infidèle ? Envisager, un jour lointain, la possibilité d’embrasser une autre ?
Je voulais clore la discussion :
- Imaginer être infidèle, fait-il de nous des infidèles ? Est-ce que parler d’infidélité entre nous, n’est pas déjà un symptôme d’infidélité ?
Quelques euros de pourboire, marquaient la trace de notre passage dans le bar. Nous marchions maintenant, enlacés sur le quai, encore agité malgré la soirée. Des voiliers ballottaient par la houle. Nous nous sommes embrassés. Je me disais que notre amour était comme cette mer insondable, sans horizons, sans fin. Un monde de bonheur sur lequel naviguaient des sentiments étranges. Tels ces bateaux chargés de ballots de tendresse et de fidélité, qui n’attendent que des bras vigoureux, pour être débarqués.
Deux mois plus tard, elle me quittait.
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