L’arbre nain

Récits oraux adalmayens, collectés, traduits et adaptés par la feue professeuse, A. Subdolo

Au pied de mon arbre, je suis le seul à voir le ciel tout entier. Nul branchage ne fait écran au firmament. J’entends le souffle des étoiles filantes. J’entends aussi les prisonniers de l’écorce.

Je suis, ce que l’on n’appelle plus, un nain. Mais ma difformité n’est pas là. Je vous en parlerai tout à l’heure.

Le Dieu Gnam

Tout débute dans le village de Glut, dans le cœur montagneux d’Adalmaï, une île oubliée du Pacifique sud. La vie y est pour le moins rudimentaire, voire assez frustre. Nous n’avons pas d’autre choix que d’exploiter, avec parcimonie, les maigres ressources de l’îlet « nourricier ». Pour vous décrire un peu l’environnement, disons qu’en-dehors des tortues et des oiseaux marins, la mer, toujours démontée, nous interdit pêche et chasse. Entre les troncs, dans la forêt, nous cultivons un tubercule d’une essence qui vous est inconnue : le gnam. Nous en mangeons à toutes les sauces, si l’on peut dire : Gnam noix de coco, gnam fougère-autruche, gnam eucalyptus…Le gnam est notre âme. Sans lui, l’absence de vitamines nous anéantirait. L’arbre qui le produit, est vénéré depuis la nuit des âges. Le culte au dieu Gnam uni ainsi les clans, ceux des hauts comme ceux des flots.

Les rites doivent ressembler à d’autres religions, pour ce qui est des chants, des danses, des transes et des palabres. C’est en tout cas ce que des naufragés ont pu nous dire, avant d’être engloutis. Il existe cependant une pratique tout à fait singulière. La naissance de chaque Adalmayen, fille comme garçon, engendre la plantation d’un gnamier. Ce sera son totem, tout au long de sa vie. Mais le rituel ne s’arrête pas là. Pour faire de l’arbre un être sacré, il sera tailladé tout au long de sa croissance, de façon à produire des nodosités en grande quantité. L’idéal est que le tronc en soit couvert, et apparaisse dès lors, le plus difforme possible. Quand vient le soir des cérémonies, la drogue aidant, chacun va retrouver son totem, pour une étrange conversation magique avec les dieux et les anciens. Sous l’effet des narcotiques, les nodules boursouflés ressemblent alors à des têtes hideuses, des corps démembrés, ou des visages crispés, figés dans l’écorce. Ces visions d’effroi, leur produisent autant de peur que de bonheur.  Car, c’est en côtoyant ces visions d’enfer, que l’Adalmayen mesure le sens de son existence. Il comprend qu’il y a pire que sa survie dans cette jungle frugale ; qu’il doit se satisfaire de ce qui le garde en vie ; remercier Gnam de ne pas l’enfermer à jamais dans l’arbre des douleurs.

Sipho

Il y a longtemps, une femme mit au monde un petit garçon qu’elle prénomma Sipho. Comme la tradition l’exigeait, la famille planta un scion dans la montagne. Au même moment, il reçut sa première scarification. Celle qui est faite par la mère, comme pour dire à son enfant que Gnam l’aidera à supporter une vie de labeur et de privation. Puis tous allèrent se délecter de bière de rhizomes longuement macérés.

Bien vite, le développement de l’enfant intrigua. Le clan le regardait avec inquiétude et curiosité. Ses proportions n’avaient pas celles des bambins de son âge. Et au bout de quelques années, Sipho ne grandirait plus.

Il menait cependant une vie conforme aux nécessités, et comprenait très bien le monde ; peut-être mieux d’ailleurs que ses congénères. Depuis qu’il pouvait marcher, il partait seul, le pas allègre, dans la forêt. Comme tout le monde, il allait taillader son gnamier, qui bizarrement ne grandissait plus non plus. Était-ce juste l’emplacement, là, sous les trop grandes ramures qui ne laissaient passer qu’une portion congrue de soleil et de pluie ? Ou, comme certains le pensaient en secret, Gnam lui avait-il réservé quelque malédiction obscure ?

Sipho était aujourd’hui un homme. Il avait appris à se contenter des paroles chaleureuses d’une partie du clan, et mépriser ceux qui encore le raillaient sur sa petite taille. Il fournissait la même quantité de travail, et parfois réussissait même l’exploit de déterrer la plus grande récolte de gnams. Sa ténacité, son courage et son humanité avaient forcé le cœur de Themba. La jeune indigène vivait heureuse à ses côtés, gardant en elle la tristesse de ne pouvoir enfanter. Le Dieu malin s’immisçait-il dans leur bonheur qu’il jugeait contre nature ? Leurs deux arbres n’étaient pas très distants, et c’est ensemble qu’ils partaient leur infliger de nouvelles cicatrices. Themba adossait une échelle de bambou, pour parvenir aux dernières ramifications de la saison. Sipho, lui, se mettait à genoux pour inciser avec minutie le minuscule tronc de son frêle gnamier. En regardant bien, l’arbrisseau présentait autant de nœuds que les autres, mais en infiniment plus petit. Plus d’une fois, les pas de distraits le piétinèrent. Mais le végétal se redressait toujours. Il arborait maintenant une belle frondaison bleue.

Ce qui étonna tout le monde, c’est que lorsque l’arbre fut en âge de produire, ses tubercules se révélaient beaucoup plus gros, et beaucoup plus nombreux que d’ordinaire. On aurait dit qu’il gardait toute sa vigueur pour se développer…Dans le sol.

Trouble-fêtes à Adalmaï

Procrastiner n’avait pas de sens là-bas. Chaque jour devait donner de quoi vivre jusqu’au lendemain. Ce n’est que les jours de la fête d’Adalmaï, que la tribu cessait toute activité agricole. Si les cérémonies rituelles balisaient le calendrier mensuel, l’évènement festif n’avait lieu que tous les neuf ans. Rien au monde n’aurait su remplacer les célébrations. Durant des jours, les percussions, les piétinements frénétiques, les chants d’alégresse, les cris d’ivresse, les rires sonores, emplissaient tout l’espace. Les oiseaux désertaient l’île, et les quelques geckos se terraient, en attendant que la fureur s’estompe. Sipho et Themba s’y préparaient ardemment. La bière de gnam végétait, trouble comme il le faut, dans un fût de bois. Demain, à l’aube, le son de la conque donnerait le signal. Mais au beau milieu de la nuit, elle réveilla tous les villageois, qui se regroupèrent sur les sommets d’où provenait l’alarme.

Une femme de guet affolée, leur désigna dans l’axe du reflet de la lune, une armada encore lointaine. De mémoire d’Adalmayen, jamais autant de bateaux ne s’étaient approchés si près de leur territoire. Il arrivait bien que des fumées ou des voiles dépassent à l’horizon, mais jamais ils ne débarquaient. C’est à peine s’ils étaient en mesure d’apercevoir cette motte de lave bleue, dans l’immensité de l’océan. Les forêts de gnamiers donnaient à l’île cette couleur qui, vu du large, la fondait au monde.

Au matin, les navires s’étaient considérablement rapprochés. S’ils maintenaient le cap, dès le début d’après-midi, les proues ne seraient qu’à quelques encablures du rivage. Autant dire que nul ne pensait plus à la fête. La bière donnerait du courage s’il fallait se battre.

Alors tous implorèrent Gnam. Les protègerait-il, comme il l’avait toujours fait ? Seuls les arbres le diraient. Seuls les totems pouvaient parler. Et les voilà tous réfugiés et transis dans les futaies.

Les coteaux ruisselaient de leurs pleurs et lamentations. Sous l’emprise de l’excitation autant que des hallucinogènes, ils conversaient avec les troncs boursouflés. En guise de réponse, les faciès de bois restaient muets, figés dans leurs hideux rictus d’écorce épaisse et torturée. Mais les miséreux, percevaient les plaintes étouffées au plus profond des grumes à venir. La sève suintait par endroit, comme un sang épais et coagulé qui ne préfigurait rien de bon. Ainsi était la réponse de Gnam. Ils ne mettraient pas longtemps à s’en apercevoir.

Andréa Subdolo

Elle fut la première à poser un pied dans le sable. La professeuse Subdolo semblait mener l’opération. Mais une autre femme dirigeait le débarquement : La Capitaine Giovanna Dionigi connue pour sa réputation de navigatrice sévère et insensible, déterminée à conduire à toutes les victoires. Le Gouvernement de son pays l’avait missionnée en toute connaissance de cause, pour cette expédition inédite. Ainsi, elle commandait une douzaine de bâtiments, et les guidait depuis des semaines, dans d’aventureuses pérégrinations sur le Pacifique. Les autorités décrétèrent aussi, qu’au vu de l’objectif, Andréa Subdolo serait chargée des aspects scientifiques du périple. Les deux femmes pouvaient s’appuyer sur près de 300 de marins aguerris qui, en cet instant, mourraient d’envie de fouler la plage.

Au même endroit, le peuple Adalmayen formait une masse impressionnante, d’où pointait des sagaies. Il s’agissait à la fois d’impressionner les envahisseurs, mais aussi de jauger de leurs intentions. Comme personne sur l’île n’était investi du pouvoir de chef, il n’y eut pas beaucoup à demander à Sipho, pour qu’il se détacha du groupe. L’homme progressa vers les deux femmes, derrière lesquelles, une trentaine de marins s’agitait.

La vue de ce petit homme venant vers elles désarmé, ne pouvait leur inspirer qu’une solide confiance dans la suite des opérations.

C’est la professeuse qui initiât le dialogue. Sa connaissance des langues régionales lui permit de s’assurer rapidement que la discussion pourrait s’établir sans confusion de sens.

  • Bonjour, petit homme brave. Mon nom est Andréa Subdolo. Nous venons d’un pays par-delà les vagues. Comment te nommes-tu et qu’elle est cette île bleue ?
  • Mon nom est Sipho. Nous sommes le peuple Adalmayen. Pourquoi accoster à Adalmaï ? Nous n’avons que peu de richesses, mais partagerons notre gnam avec vous.

En entendant évoquer le précieux aliment, l’exploratrice se retourna en souriant vers Dionigi, et lui annonça dans leur langue maternelle : nous avons trouvé ce que nous cherchons ! Puis revenant vers Sipho, l’interpella :

– Montre-nous où se trouve le gnam.

L’homme ne répondit pas. Il leur fit dos, et retourna s’agglomérer à l’assemblée trépidante. S’en suivirent d’interminables conciliabules entre Adalmayens. Les voyageurs patientaient, mais leur patience s’épuisa bien vite. Entretemps des navettes s’organisèrent. Ils étaient maintenant près de 150, avec leurs bardas, quand Sipho revint vers eux, l’air grave et belliqueux.

La défaite du gnam

Ce qui se passa par la suite recouvre d’avidité et de barbarie. Refusant d’accéder à la requête des explorateurs, un combat s’engagea de façon inégale sur l’île, qui prit des allures de guérilla. Mais bien vite, au bout de la nuit, les Adalmayens durent se rendre. Les pertes étaient nombreuses. Sur le rivage s’entassaient les corps morts. Leurs visages, pétrifiés de souffrance, ressemblaient maintenant aux troncs totémiques.

La Capitaine pris à part Sipho qui avait mené le combat avec témérité.

  • Tu es vaillant, petit homme. Mais si tu ne veux pas périr avec le reste de ton clan, tu dois nous aider à charger toutes vos ressources en gnam. Nous partirons dans une semaine. C’est largement suffisant. Choisis : Tu nous aides, où tu meurs.

Elle n’avait que faire de cette communauté, et encore moins de ce petit homme. Son engagement dans la science, l’enfermait dans un sentiment d’impunité et de droiture. C’est pour ces raisons précises, que les gouvernants lui avaient confié la destinée de ces navires et équipages. L’enjeu pesait trop lourd pour le laisser grignoter par des sentiments inopportuns. Avec la capitaine, elles formaient une redoutable lame taillée pour fendre toute résistance.

La soumission fut totale, et au bout de deux jours, toutes les réserves remplissaient les calles de trois des bateaux. Les amis de Sipho avaient pu de mauvaise grâce vider leur grenier, et aussi déterré la récolte précoce. Cela les laisserait sans ressources pour l’année à venir, les condamnant à coup sûr. Les vaincus trouvaient espoir dans le départ prématuré des affameurs. Mais il n’en était rien. Le soir, Subdolopénétra dans la maison de Themba et Sipho. Sans s’asseoir, elle commenta la décision qui venait d’être prise par la Capitaine.  

  • Des calles restent vides et nous ne pouvons reprendre la mer ainsi. Nous aussi nous mangeons des racines, mais une maladie à détruit à jamais nos cultures. Nous savions que dans ce coin de l’océan, il y avait un tubercule similaire. C’est pourquoi nous sommes ici. Cependant, il nous faut compléter la cargaison. Nous allons prendre les arbres. Les plus jeunes seront replantés loin d’ici ; les plus anciens nous serviront de bois. Nous en tirerons un bon prix. Alors voici une bourse d’or et d’argent pour vous indemniser. Tu iras rapporter aux autres le travail qui les attend demain. Dionigi compte sur toi.

Puis elle sortit, sans même attendre de réponse à ce qui était décrété. Le couple découvrait ces disques de métal brillants. Ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils pouvaient en faire.

Naturellement, la mise en œuvre de la décision ne se fit pas sans vives et sanglantes résistances, d’autant que l’on touchait à l’âme d’Amaldaï. Sans Dieu, qu’allait-il devenir ? Sans avenir et sans passé, mériteraient-ils d’être encore des humains ?

La mécanique d’abatage et d’arrachage se mit en place, avec méthode d’un côté, et désespérance de l’autre. Certains préféraient se laisser mourir au pied de leur arbre, pendant que la lame des haches en entamait le tronc.

En reprenant la mer, les explorateurs laissaient derrière eux, le drame des familles endeuillées, le désespoir des survivants, et une île caillouteuse qui avait perdu son bleu, et son Dieu.

La flamme de l’enfer

Vous, des pays d’hiver, regardez bien ce que les flammes de votre foyer rongent avec toute la rapacité du feu. Regardez avec attention…Vous les voyez ces bûches ? Détaillez-les bien maintenant…là…c’est bien. Ces nœuds boursoufflés, vous ne trouvez pas qu’ils ressemblent à des visages hideux, des corps meurtris ? Ce sont peut-être les restes des forêts de l’île bleue ? Et dans le crépitement et le souffle de l’âtre, vous entendrez, en y prêtant attention, les gémissements du Dieu Gnam dévoré par ses brûlures. Le Dieu maudit d’Aldamaï.

Epilogue

C’est moi Sipho. Sipho que l’on n’appelle plus, un nain. Je ne vous ai pas tout raconté. Pendant la razzia qui décima nos forêts, les destructeurs avides mobilisèrent les efforts sur les grands arbres et les plants naissants dont ils pouvaient tirer profit. Mais aucun n’a repéré ce tout petit arbre enfoui dans l’humus. Mon arbre. Mon totem. Ma difformité. Grâce à lui, nous pûmes exploiter de nouveau la culture, et nous nourrir tout autant. Ses gnams n’avaient jamais été si gros et si nombreux. Ce petit végétal de surface cache richesse et prodigalité. C’est par respect que l’on n’entaille plus les arbres aujourd’hui. Il n’y a plus de Dieu. Alors vous me direz :«Où trouvez-vous votre réconfort ? ».

Et bien, penchez-vous sur ce petit arbre. Prenez cette loupe épaisse. Vous découvrirez que les scarifications du passé forment aussi des visages. Mais l’écorce maintenant dessine des sourires bienveillants. Ils nous aident à vivre et à nous aimer, mon peuple, les étrangers de passage, et surtout ma tendre Themba et moi, avec notre bébé.

Quant à Andréa Subdolo, elle ne reste d’elle que son carnet de notes. Lors de leur traversée de retour, certains navires avaient tellement chargé de bois, que 4 dessalèrent dès le premier coup de vent. La scientifique était à bord de l’un d’eux, a-t-on raconté.

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