Le chien tirait fort sur sa laisse. Je n’avais jamais réussi à le discipliner. Et en bon maître démissionnaire je n’avais que l’énergie de me dire que lui, au moins, était heureux comme ça.
Ces promenades matinales se révélaient de plus en plus physiques. Et l’été un vrai chemin de croix.
J’ai toujours vécu en Sardaigne. J’y ai consumé vies personnelle et professionnelle. Mais aujourd’hui tout cela est ailleurs. Et je vis seul avec Taïko, mon jàgaru de 8 ans.
C’était l’année des « D ». Marta voulait l’appeler Dogy. Nous n’étions pas d’accord. Nous n’étions plus d’accord sur grand-chose déjà à ce moment-là avec Marta.
Le mieux est de sortir au petit jour. Le chien connaît le circuit guidé par des indices olfactifs qui me sont mystérieux. Au départ dans le village, nous arpentons les rues en un parfait compromis. Lui stoppe pour lever la patte tous les cinq mètres. Quant à moi, ces arrêts fournissent autant d’alibis pour glisser un œil sur les jardinets ou épier par la fenêtre des voisins. Rien de très croustillant à cette heure où beaucoup dorment encore. Seuls les ouvriers de la scierie s’activent à leur sommaire petit-déjeuner.
Très vite, ensuite, les pignons et pneus se raréfient et nous prenons la route d’Acivrucca. Les premiers rayons rebondissent sur le bitume. Dans trois heures, il sera mou. Mon chien, comme gagné par un appel de la forêt improbable, tire sur sa laisse pour gagner le petit chemin des fourrés. Cela évite les rares voitures de touristes et ouvre à la liberté de musarder.
La sente est un repère de randonneurs. Elle mène au mont d’Iscudu qui domine ce coin de l’île d’une large vue sur la Méditerranée. Elle grimpe raide au fur et à mesure que la végétation se fait éparse et les lézards nombreux.
Taïko inspecte en avançant, la truffe en tête chercheuse. Il fouine de part et d’autre, cale son museau dans un terrier, pisse et crotte comme bon lui semble. Dans ces instants, je ne suis pour lui que la contrainte du lien qui le restreint.
Le mariage était un peu comme cette longe. Ça a été pénible de rompre. Beaucoup d’histoires de biens. Mais la liberté était au bout de ce calvaire familial. Il ne faut rien regretter. Même la souffrance que l’on a causée. Pardon Marta.
Pas question de lâcher l’animal. Il partirait trop loin pour le rattraper. Pour l’heure, il progresse dans la chaleur accablante sous les chênes. Son exploration lève des herbes toutes sortes de petits animaux dérangés.
La beauté d’un large papillon orangé s’enfuit avec déférence.
L’ombre devient nécessité. Mes pas doivent s’adapter à la rare fraîcheur qui rend mon souffle plus âpre à la débusquer. Le chien tire toujours. Il est encore vigoureux et ne se soucie pas de moi. Mes rappels à l’ordre m’ont déjà épuisé quand nous nous abordons le raidillon de thym et d’épines.
Un ban de criquets fauves sort de nulle part et éclate en mille cliquetis.
Personne n’est encore passé. Seuls, nous apportons ici la confusion de nos ahanements. Taïko, langue pendante, se démène depuis vingt minutes. La pente est raide aussi pour ses coussinets. Nous faisons une pause près des derniers buissons.
A notre reprise de marche sur l’étroit chemin rocailleux, nous sentons comme le poids d’une torpeur redoutée. Ce n’est presque que du plat maintenant. Mais sans nuages, nous sommes à la merci d’un soleil en pleine maturité. L’air marin ne parvient pas ici. On dirait que l’océan malveillant ne nous adresse que son sel pour obstruer les pores de nos peaux.
Une myriade de tout petits papillons bleus s’écarte un peu à notre passage puis se remet à virevolter vers son point de fuite.
Mais comment fait-il avec son pelage ? Je transpire maintenant à gouttes perlées. Un halo de chaleur semble entourer mon crâne comme un turban de Celsius. Et ce maudit chien que ne se soucie de rien. Toujours alerte et fouineur, il doit faire le triple de distance que moi. Un peu comme mes enfants qui sont allés faire leur vie si loin de moi. Je n’ai pas été un père aimant, mais j’ai été éduqué comme cela. C’est elle qui voulait des gamins pour pouvoir se légitimer en digne femme du village. Pourtant, je les chéris. Peut-être ne reviendront-ils ici que pour mes funérailles. Je ne leur en voudrais pas.
Un gros papillon invisible jusqu’alors attendait le dernier instant pour décoller en offrant soudain les couleurs insoupçonnées de l’intérieur de ses ailes terreuses.
Mes muscles des bras se tétanisent par instants avec la tension persistante du clébard. L’atmosphère asphyxiante ne délivre aucune compassion. Mon vieux corps puise dans ce qui lui reste de vigueur. J’ai été fort et puissant. Mes patrons arrangeants m’ont fait confiance tout au long d’une carrière passée à réparer des routes et creuser des fossés. Je ne leur ai coûté cher qu’au moment des démissions. C’était le seul moyen de négocier. Certains s’en sont sentis trahis. Mais l’affect a peu de place dans le monde du travail. Emilio est resté mon ami. C’est lui qui reprendrait le chien s’il m’arrivait quelque chose. Pour le moment, je ne suis que transpiration. Ma chemisette légère colle comme une nouvelle couche de derme synthétique oppressante.
Suspendu dans l’air qui s’apparente à un monobloc de chaleur, un couple de papillons blancs joue de la séduction subtile et farouche en s’écartant de nous avec difficulté.
Le rare oxygène parvient en fines bulles à mon cerveau dans un flux de sang épais comme de la lave. Je m’abandonne. Ma main s’ouvre alors sans consentement, la laisse glisse et s’échappe. Avant que mes paupières ne tombent, je perçois le chien disparaître dans le flou d’une vision qui s’éteint. Maudit Soleil. Maudit Taïko. Mais je t’aime mon chien et si je le pouvais encore, je m’accrocherais bien à ta laisse pour que tu puisses de nouveau me hisser vers la vie.
Sur le chemin entre les pattes d’un chien qui hurle, une petite âme noire et blanche s’évade en zigzaguant vers le sommet d’une montagne sarde.
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